Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » ven. 5 févr. 2021 07:39

Chapitre 5 : Bill & Belle Reed - Old Lady & The Devil

Dans ce nouveau chapitre de l'anthologie nous allons plonger au coeur de l'Amérique démoniaque !


Set One: Ballads; Disc One; Track Five: "Old Lady and the Devil" performed by Bill and Belle Reed. "Vocal solo with guitar." Recorded in Johnson City, TN on October 17, 1928. Original issue Columbia 15336D (W147211).



Le duo Bill and Belle Reed reste très certainement un des plus grands mystère de la collection. On ne sait absolument rien d’eux hormis qu’ils ont enregistré deux titres lors de la séance du 17 octobre 1928 dont celui qui apparaît dans l’anthologie. Certains chercheurs pensent qu’ils pouvaient venir de la virginie ou du kentuky mais sans avoir pu apporter d’éléments probants pour soutenir leur thèse.
Autre piste, peut être Bill and Belle Reed ont ils un rapport avec la famille Reed qui est une grande famille de musiciens folk dont est issu Ola Belle Reed qui est très certainement une des 4 ou 5 chanteuse folk/ country les plus incroyables de l’histoire du pays. Nous restons cependant ici dans le domaine des suppositions.
Le plus probable est que ce duo (peut être un couple?) soit venu des régions voisines pour enregistrer leur chanson avant de retourner à leur vie quotidienne.

Durant cette session ils enregistrerons une seconde chanson We shall be free, qui sera reprise plus tard par Woody Guthrie, Leadbelly ou Bob Dylan.

Si ce duo reste donc un mystère on en sait, par contre, bien davantage sur celui qui dirigea la séance, Francis Buckley Walker, qui était alors responsable de la branche «hillbilly» de Columbia Records.
Walker est sans aucun doute possible un des producteurs les plus importants de l’histoire de la musique populaire. Il a été un des premiers à enregistrer les artistes grâce à des studios mobiles poursuivant ainsi le travail de collectage commencé, à dos de chevaux, par des musicologues qui traversaient le pays pour retranscrire les chants traditionnels. Walker s'est rendu, dans le sud, à la recherche de talents, pour la première fois en 1923. Il découvrit Bettie smith, mais aussi d’autres grands artistes blues comme Blind Willie Johnson. Dans les années 20 il fut le principal collecteur des musiques folk et country. Outre Bill et Belle Reed il découvrit Clarence Ashley ,  Ira et Eugene Yates et beaucoup d’autres ! Sa notoriété fut telle que RCA Victor Records lui proposa de diriger le label, poste qu’il accepta. Il permis à son entreprise de traverser la grande crise et supervisa des enregistrements de musiciens légendaires  comme Glenn Miller , Duke Ellington ou  Coleman Hawkins . Au milieu des années 40 il prit sa retraite..temporairement ! Car dès 1946 il fut intégré dans le projet de création du label MGM records  Grâce à cette compagnie, il signe et se lie d'amitié avec le chanteur country Hank Williams. Lorsque Walter décédera en 1953, Hank lui écriera une lettre nommée « the last letter » qui sera lu sur les antennes de plusieurs radios du pays. Walker est mort en laissant derrière lui trois enfants et une œuvre considérable qui structure encore aujourd’hui le paysage musical .


Old lady and the devil est une variante d'une child ballad nommé The Farmer's Curst Wife.

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Les ballades traditionnelles du vieux monde ont généralement tendance à être plus sérieuses qu'humoristiques, cette chanson fait donc figure d'exception puisqu'il s'agit ici d'une chanson amusante sur le Diable.
Child résuma cette ballade comme suit :
«Le diable vient prendre la femme d'un fermier qui accueille la nouvelle avec une joie non feinte. Hélas la femme se révèle aussi difficile à vivre en Enfer qu'à la maison; elle donne des coups de pieds aux diablotins et va même jusquà en tuer plusieurs de manière particulières horrible. Le diable est contraint de la ramener auprès de son mari, au plus grand désespoir de ce dernier".

Child n'a publié que deux textes de cette ballade mais il existe un nombre innombrables de versions. Des recherches plus récentes tendraient à faire croire que cette chanson trouverait sa source dans le Pañchatantra, un ancien recueil de contes et de fables (probablement le plus ancien qui nous soit parvenu) qui aurait été écrit vers -300 avant JC. Ces fables ont été transporté par l'empire perse jusqu'en occident et ont inspiré de nombreuses œuvres dont les célèbres fables de la fontaine ! Les musicologues pensent aussi que, dans des versions antérieures , le fermier aurait conclu un pacte avec le diable afin d'obtenir de l'aide pour labourer ses champs. Cette explication a disparu dans les versions récentes. Autre évolution significative, de nombreuses variantes recueillies ces dernières années en Angleterre et en Amérique se terminent par un commentaire philosophique humoristique disant que les femmes sont décidément plus coriaces que les hommes et qu'elles sont capables de revenir de tout, même de l'enfer!

Cecil Sharp célèbre folkloriste britannique et véritable cheville ouvrière du renouveau de la musique folk du début du 20eme siècle, s'est intéressé  de très près à cette chanson.
Voici une Photo de Cecil sharp dont on reparlera souvent lors de ce voyage dans les racines de la musique populaire Américaine
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Il était persuadé qu'il existait des versions où le refrain était sifflé. Ces recherches ont longtemps été vaines. En effet une légende très répandue affirmait que siffler à l'intérieur d'une maison appelait directement le diable. Dans une société traditionnelle fortement attachée aux croyances et aux rites il était donc très peu probable qu'un musicien est poussée le vice jusqu'à inclure un sifflement dans une chanson parlant du diable. Les recherches de Sharp ont pourtant finit par aboutir. Pour cela il dû traverser l'Atlantique jusqu'au comté de Knott où il rencontra Una et Sabrina Ritchie (cousine et soeur de la célèbre Jean Ritchie) qui l'ont chanté et sifflé pour lui. elles l'ont appris du père de Sabrina, Jason Ritchie qui la chantait régulièrement lors des fêtes de village.
Voici la version diabolique chantée quelques années plus tard par Jean Ritchie elle même


Ne la sifflez pas à la maison au risque de voir apparaitre dans votre salon le démon en personne!

Une variante amusante de cette chanson a été répertorié par le collecteur James Madison Carpenter au début des années 20. . La chose amusante à propos de cette variante est qu'il ne s'agit plus seulement d’une vieille ballade traditionnelle, mais aussi d' une chanson maritime

Alors que je marchais un matin de printemps
Je me suis retrouvé à côté d'une vieille auberge de campagne
je me suis assis et j'ai commandé un Gin
Un voyageur de commerce vint bientôt me rejoindre
Nous avons parlé de la météo , de choses et d'autres
et puis il me dit "J'ai une histoire que j'ai entendue en chemin"
Elle vient d'un vieux tailleur de Londres
Le diable en personne est venu le voir
Dit-il, mon bon ami, j'ai fait un long chemin
et je veux en être récompenser
Ce n'est pas toi, ni ta fille ni ton fils que je désire.
C'est ta sale vieille femme; C'est une vieille ivrogne
Alors le diable, l'emballa dans son sac
et l' a pris sur son dos
Il y avait trois petits diablotins quiattendaient devant la porte de l'enfer
Elle a retiré une pantoufle et leur a mis une pâtée !
Il y avait trois petits démons tous enchaînés
Elle en pris un pour éclater la cervelle des autres
Ces trois petits démons ont hurlé:
« père, Jette la vieille sorcière, ou elle nous assassinera tous!»

Elle n'est pas digne du paradis, elle ne peut pas vivre en enfer,
dit le diable, Londres est le seul endroit où elle peut vivre
Alors le diable la remit dans son sac
et la ramena au tailleur
Les femmes sont plus coriaces que les hommes,
elles reviennent de tout, même de l'enfer!


Cette chanson a été longtemps chanté par les marins anglais sur la mélodie d'une autre ballade ancestrale se nommant «Blow the Man Down».
Voici une photo rare puisqu'elle a été prise par James Madison Carpenter lui même et qu'il pourrait bien s'agir des marins qui lui ont appris la chanson
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Dans un autre registre cette ballade a été la source d’une histoire pour enfant éditée en 1972 aux Etats Unis sous le nom :the Devil is Afraid of a Shrew

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Elle raconte une histoire à peine adaptée. Une femme méchante et acariâtre avec son mari tombe un jour dans un trou qui débouche directement en enfer. Quelques semaines plus tard le diable lui même abandonne les lieux à la femme dont il ne supportait plus les cris et depuis il ère à la recherche d’un nouvel endroit pour se cacher.


Au delà de cette chanson le diable est un personnage récurent dans les Ballades. Citons par exemple The Devil’s Nine Questions, Tom Devil ou Tying Knots in the Devil’s Tail. Chacune de ses chansons mériterait un développement particulier et elles ne sont que le sommet de l’iceberg ! La raison de la présence récurrente du démon est à chercher à la source même de l’Amérique. Le mythe de satan est, en effet, indissociable de l’histoire de ce nouveau continent ! Jean Gilet a produit un travail remarquable sur le sujet dans son article « l’Amérique démoniaque ». Il est partie d’une carte de l’Amérique de 1698. Cette carte est illustrée de différents dessins qui représentent les aspects qui ont le plus interloqué les colons Espagnols, Français ou Britannique. Outre les beaux paysages et les animaux fantastiques on trouve également sur cette carte une scène montrant une Amérique obscure et sanguinaire puisqu’elle représente l’adoration de la divinité Aztèque qu’on appelait Vitzliputzli. Vitzliputzli.étant le Dieu de la guerre Aztèque à qui ces derniers offraient des sacrifices humains.
[url=http://sugarmountain.forum-box.com/image/114/2/d/1/71czzo5tqul._ss500_-2--5817d55.jpg.htm]Image


Un rapide coup d’œil sur la statut de Vitzliputzli, nous dit Jean Gilet, suffit à constater qu’elle ressemble beaucoup au diable chrétien., Les cornes, les ailes maléfiques.... Pour les colons Espagnols, qui ont été les premiers à rencontrer cette civilisation, il n’y avait guerre de doute sur le fait que ces peuples étaient des adorateurs de Satan ! Ce point de vue fut naturellement développé par les espagnols car ils leur a permis de justifier l’éradication de cette culture à la force du canon.

Très vite la réputation satanique de ce nouveau continent s’est répandu dans toute l’Europe ! On en retrouve des traces dans de nombreux ouvrages du 16eme siècle, y compris en France. Jean Gilet cite par exemple le père Crespet,  prieur du convent des Célestins de Paris, qui écrivit deux livres sur la haine de satan dans lesquels il dénonçait ces civilisations barbares qui sacrifiaient au diable chaque année des milliers d’individus, y compris des enfants !
Cette réputation, bien entendu, largement exagérée, perdura jusqu’à la fin du 18eme siècle. Anthonio de Solis, par exemple, dans son livre « l’histoire de la conquête du Mexique » (qui fut à l’époque un véritable best seller) alla jusqu’à affirmer que c’est le démon lui même qui organisait la résistance contre l’arrivée des chrétiens sur le nouveau continent, et cela dans le seul but de pouvoir continuer à se gorger du sang des enfants innocents. Il n’hésitera pas à témoigner des prodiges maléfiques qu’accomplissait le démon de ces terres lointaines. Il parlera dans son livre de comètes envoyées sur les troupes espagnoles par satan, de tempêtes démoniaque, d’oiseaux gigantesques qui attaquaient les chrétiens venu sauver ce continent des griffes de satan !

L’Amérique rappelle ainsi aux peuples Européens leurs origines païennes, un monde presque oublié remplit de sorcellerie et de maléfices.

Si le peuple a accordé tant de crédit à de tels récits c’est aussi dû au fait, nous dit jean Gilet, que les cartes chrétiennes ont longtemps ignorées ce nouveau monde. Cette apparition avait pour beaucoup d’Européen quelque chose de mystique et donc de suspect ! Comment faire confiance à des peuples et à un espace qui n’est mentionné nulle part dans la bible ? Les indigènes deviennent donc bientôt des âmes à délivrer des griffes du mal, un parfait motif de conquête ! Au début du 18eme siècle cette mystique atteint son apogée et dans plusieurs livres le démon apparaît carrément comme le créateur de l’Amérique ! Peu à peu ce continent représentent pour les Européens,coupés des colons, le Pandemonium, la capitale des enfers. Les philosophes des lumières se sont bien sûr moqués de ces divagations à caractère religieux et regrettaient qu’une grande partie de la population suivent aveuglement les affirmations d’auteurs fanatisés. Voltaire c’est par exemple engagé dans la lutte contre les jésuites et leur vision de l’Amérique. Dans son livre « essai sur les mœurs » il rappelle que les exactions des espagnols envers les indigènes étaient au moins aussi sanguinaire que les traditions condamnables des insulaires. Jean Gilet nous dit aussi que, cependant, Voltaire n’ira pas jusqu’à chasser le diable des âmes indigènes. Il restait pour lui un trouble dans le cœur de ces hommes, quelque chose de profondément incompréhensible à un homme amoureux des sciences et de la raison.

Avec le siècles des lumières le sentiment envers ce continent devint cependant plus ambivalent. Jean Gilet nous raconte que lorsque la noblesse Française du 18eme siècle parle des indigènes d’Amérique ils les présentent successivement comme de beaux sauvages qui connaissent le vraie sens de la vie et d’ignobles cannibales dont le cœur est inspiré par le souffle du mal. De grands écrivains ont continué à s’inscrire dans la tradition de l’Amérique démoniaque. Citons par exemple Chateaubriand dans les natchez qui alterne lui aussi entre une vision idéalisée des peuplades indigènes et des jugements définitifs sur leurs pratiques qu’il considère comme, évidemment, satanique. Jean Gilet conclu en nous disant que ce regard ambivalent sur l’Amérique du 18eme siècle, par les Francais, parle évidemment d’abord d’eux mêmes. Chateaubriand comme d’autres évoquent en sous texte et sans doute de manière inconsciente, les mystères et les propres démons qui survolent le destin de la France qui est sur le point de basculer dans la révolution.

Quoi qu’il en soit cette vision mythique et profondément démoniaque des Amériques a bien entendu fortement influencé les premiers colons dans leur choix du répertoire qu’ils ont emmené de leur pays. Pour les premiers américains le diable n’est pas un mythe, c’est un être réel de chair et de sang ! Cette obsession de satan a atteint son apogée, en Amérique, avec le procès de Salem à la fin du 17eme siècle.
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En 1692, à Salem Village, aujourd'hui Danvers  quelques jeunes filles, accusent certains concitoyens de les avoir envoûtées et d'être des sorciers ou des magiciens, alliés de Satan. La communauté, assiégée par les Amérindiens auxquels ils prêtent des pratiques satanique donne crédit aux accusations et condamne les personnes mises en cause à avouer les faits de sorcellerie  et à être pendue !De nombreux historiens estiment que ce procès a eu une influence profonde et durable sur l'histoire des États-Unis. Ainsi, l'historien George Lincoln Burr écrivit : « la sorcellerie de Salem a été le roc sur lequel la théocratie s'est brisée ».

Malgré tout l ‘Amérique reste, de nos jours encore, le pays de Satan et régulièrement l’obsession du démon remonte de l’inconscient collectif. Ainsi au début des années 90 s’est développé, aux Etats Unis un fort courant millénariste auquel le monde diplomatique consacra un long reportage.. Je cite : « L’idée se répandit , dans des milieux marginaux, que les Etats-Unis devaient être le lieu d’élection de l’Apocalypse. certains s’y sont préparé en pratiquant le « mal » Un fait divers effroyable a particulièrement bouleversé, en avril 1989, les Américains : la macabre découverte à la frontière entre Brownsville (Texas) et Matamoros, au Mexique, de treize cadavres dépecés et mutilés dans un terrain jouxtant une cabane en planches, au Rancho Santa Helena. A l’intérieur de la cabane, une trouvaille tout aussi terrifiante : la nganga, chaudron du diable où surnage une mixture de cervelle et de sang humains mélangés à une tête de chèvre et à des bâtons de drogue, le tout exhalant une odeur nauséabonde. « C’était notre religion », a expliqué un membre du gang de meurtriers sataniques arrêté par la police.  L’affaire de Matamoros était un cauchemar américain qui explosait brutalement à la face du grand public. Mais ce n’était pas une surprise : « Tous les suspects, mexicains ou américains, que nous arrêtons à la frontière portent sur eux une trousse de magie noire, comme d’autres leur permis de conduire », déclara à l’époque un agent de la brigade des stupéfiants du Texas. Les Etats-Unis en ce début des années 90 étaient en proie à l’obsession du satanisme. Dans presque tous les Etats, on parlait d’enlèvements, de viols et de sacrifices rituels d’enfants et d’animaux domestiques. On chuchotait — comme on l’a entendu en Louisiane — que des bébés était mis au monde spécialement pour être sacrifiés par leurs parents, lesquels ne déclarent pas la naissance.
A la même époque Margaret Michaels, nurse dans une garderie de l’Oregon, fut inculpée de deux cent trente-cinq chefs d’accusation concernant des violences sur des moins de six ans. Interrogés, les gamins parlèrent aussi de cadavres d’adultes enfouis dans des marécages et de libations de buveurs de sang.
A San-Francisco, un clochard fut victime d’un sadomasochiste ; son cadavre porta la trace du signe de Lucifer, le pentaèdre inversé. A Long-Island, un garçon de dix-sept ans fut torturé quatre heures d’affilée, lardé de coups de poignard, les yeux arrachés par ses condisciples, membres d’une secte satanique….
Devant ce phénomène on organisa en catastrophe des séminaires sur les crimes sataniques à l’usage des animateurs sociaux, éducateurs, personnels médicaux ou policiers. Les séminaires sur le satanisme devinrent alors quasi obligatoires pour obtenir une promotion.  « 
Un nouveau business était née !

Un business qui ne s’est jamais vraiment arrêté, à tel point que le Satanic Temple est , depuis 2019, reconnu comme une Eglise légitime des Etats Unis d’Amérique
Voici son église officelle
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"Satan est là pour longtemps !" s’est félicité le grand guide du temple.
Dieu sait qu’il a raison..

Sources

https://www.persee.fr/doc/abpo_0399-082 ... _84_3_2908
https://fr.wikipedia.org/wiki/Sorci%C3%A8res_de_Salem
https://www.monde-diplomatique.fr/1991/ ... NDER/43263
https://blogs.loc.gov/folklife/2020/10/ ... halloween/
https://fr.wikipedia.org/wiki/Pa%C3%B1chatantra

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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » jeu. 11 févr. 2021 19:06

Interlude 1 : Les séances de Bristol


Je vous propose un interlude dans la découverte de l'anthologie.
Ces interludes ont pour objectif de nous permettre de mieux comprendre le contexte dans lequel s'inscrivent tous les enregistrements que nous sommes en train de découvrir (car je les découvre presque en même temps que vous ).
Pour ce premier interlude je souhaiterais m'attarder sur les sessions de Bristol en 1927.
En 1927 les maisons de disques Américaines sont devant un défi sans précédent. Jusqu'alors leur principale cible était la classe moyenne urbaine. Mais au milieu des années 20 ce public se tourne vers une nouvelle technologie, la radio! Les ventes de disques chutent rapidement et les compagnies cherchent alors de nouveaux clients.
L'idée est de développer le marchés "des gens de la campagne". Pour se faire il faut enregistrer la musique qui intéresse ce public : Le blues (pour le public noir) et la country (pour la musique blanche).
Ils envoient alors des équipes dans le sud du pays (où cette musique était pour des raisons d'isolement géographique plus préservée qu'ailleurs) et diffusent des publicités pour inviter les musiciens à venir auditionner. Ceux cies font parfois plus de 1000 km pour venir tenter leur chance!


Les bristol sessions ne représentent pourtant pas les premiers enregistrements country.

Vernon Dalhart , en 1922, enregistra le titre Wreck of the Old 97 qui se vendit à plus d'un million d'exemplaires. D'autres encore comme Ernest Stoneman de Galax, Virginie , ou Henry Whitter avaient enregistré des disques mais tous devaient se rendre dans les studios new-yorkais des grands labels. L'évolution des techniques d'enregistrement à partir de 1925 permis aux disques d'avoir à nouveau un meilleur son que la radio et de justifier le développement de systèmes d'enregistrements portatifs.

C’est dans ce contexte que la plus grande compagnie de l'époque, Victor, engage Ralph Peer dans le but de sillonner les contrées isolées du sud pour trouver de nouveaux talents.
Ralph Peer, en 1927, n'est plus un débutant. C'est lui qui a produit la chanson de Mamie Smith Crazy Blues, qui si elle n'est pas le premier blues enregistré de l'histoire de la musique, ni même le premier enregistrement de mamie smith, reste cependant le premier grand tube de l'histoire du blues . Ralph Peer a également enregistré le violoniste Fiddlin john carson qui fut le premier artiste country originaire du Sud des États-Unis à enregistrer un disque, à l'âge de 55 ans! C'est également Ralph Peer qui est à la racine même du nom Hillbilly music . lorsqu'il enregistre l’orchestre à cordes du violoniste Al Hopkins; il lui demande quel est le style de cette musique et Hopkins lui répond « We’re just a bunch of hillbillies from North Carolina and Virginia. Call it anything you want » (Nous sommes juste une bande de Hillbillies de la Caroline du Nord et de Virginie. Appelez ça comme vous voulez). Peer a donc déjà, en 1927, la réputation d'avoir l'intuition pour détecter les artistes les plus prometteurs. Il dira d'ailleurs lui même, lorsqu'il fera le bilan de sa carrière, qu'il avait ce sixième sens qui lui permettait de savoir "où la foudre allait tomber".

Entre le 25 juillet et le 5 août 1927, Peer organise des sessions d'enregistrement au troisième étage de la Taylor-Christian Hat and Glove Company sur State Street à Bristol.
Durant la première semaine il enregistre des artistes de talents mais aucun n'a, selon Peer, le potentiel pour devenir une vraie "Star".
Afin de remplir la deuxième semaine d'audition, Peer passe une nouvelle annonce dans la presse qui met en valeur le succès des quelques artistes locaux qui ont déjà fait "fortune" grâce à leurs enregistrements.
Les séances se remplissent alors très rapidement. Peer est même obligé de rajouter des sessions pour mettre sur bande toutes les musiques enregistrées par des artistes dont la plupart n'avaient jamais mis les pieds à Bristol avant!
76 chansons sont enregistrées par 19 musiciens différents.

Deux noms vont changer l'histoire de la country music à tout jamais.

Jimmie Rodgers en 1927, bénéficie déjà d'une popularité locale avec son groupe "les ramblers".
Ensemble ils empruntent une auto pour venir auditionner. En se présentant en groupe, les musiciens pensent impressionner davantage M. Peer. Cependant, la veille de leur audition, une dispute au sujet de la position de leader éclate entre Jimmie et d'autres membres des Ramblers. Malgré tout, Jimmie reste motivé et décide de chanter seul avec sa guitare. Il enregistre deux chansons ce jour-là : Sleep, Baby, Sleep et The Soldier’s Sweetheart.





Le disque sort en octobre 1927 mais ne connaît pas un grand succès. Ralph Peer décide cependant de lui laisser une nouvelle chance et enregistre (cette fois ci à new york) de nouvelles chansons incluant T for Texas. Ce morceau eut un énorme succès.
Le monde découvre alors l’originalité de sa voix, combinée à son habileté à jouer de la guitare, ainsi que son yodle étrange et spécifique, devenu sa marque de fabrique. A partir de 1928 Jimmie rodgers est une star dont les disques se vendent partout dans le monde! Malheureusement Jimmie est de santé Fragile puisqu'on lui diagnostique à l'âge de 20 ans la tuberculose.
Au début des années 30 sa santé se détériore rapidement.
Le 17 mai 1933, Jimmie prévoit une session d’enregistrement avec Peer. Durant cette session il tombe malade et doit commander un lit de camp dans le studio. Après quelques jours de repos dans un hôtel proche du studio il revient et enregistre quelques chansons supplémentaires, incluant « Mississippi Delta Blues ». Comprenant alors que sa santé est de plus en plus précaire il demande à enregistrer le dernier titre seul avec sa guitare, comme au début de sa carrière...La chanson « Years Ago »sera son testament. Le 26 mai 1933, James Charles Rodgers meurt à 35 ans d’une hémorragie au poumon. Il laisse derrière lui une œuvre qui traversera les âges. Son répertoire sera repris par presque tous les chanteurs américains. Le dernier tribute album en date regroupe des chanteurs de la trempe de Bono, Dylan, jerry Garcia ou Willie Nelson.

La seconde grande découverte des séances de bristol est un groupe du nom de "carter family".
La Carter Family est originaire de la partie la plus pauvre des appalaches. Au départ il est formé d'Alvin Pleasant carter et de sa femme Sara. Peu après, Maybelle, leur cousine commence à jouer avec eux et le duo devient un trio. Apprenant qu’un producteur, Ralph Peer, cherche de nouveaux groupes de musique, les Carter se rendent en 1927 à Bristol. pour passer une audition devant lui. Ils réussissent leur audition et enregistrent 6 morceaux pour la compagnie Victor Talking Machine, le tout premier étant Bury Me Under the Weeping Willow.


Les enregistrements de Bristol remportent un tel succès que Ralph Peer propose aux Carter d'aller à Camden dans le New Jersey pour une deuxième séance d’enregistrement. C’est là qu'ils enregistrent bon nombre de leurs succès. De nombreux autres suivront, avec des titres qui marquent l'histoire de la musique américaine : The Storms Are on the Ocean (1927), Keep on the Sunny Side (1928), Wildwood Flower (1928), Wabash Cannonball (1929), ou encore Can the Circle Be Unbroken qui sont entrés au Grammy Hall of Fame en 1998. La Carter Family enregistre plus de 300 chansons pour le label victor



Leur succès commercial s'accompagne malheureusement d'un déclin amoureux et Alvin et sara finissent par divorcer. Le groupe continuent encore quelques temps, mais le coeur n'y est plus et la Carter family finit par se séparer en 1943.
La Carter Family est considérée comme un des piliers de la musique country moderne.
Il reste célèbre pour ses arrangements de chansons folk traditionnelles, souvent glanées par A.P. lui-même lors de pérégrinations dans les Appalaches. Outre les harmonies vocales le groupe a également marqué le genre par le jeu de guitare très particulier de Maybelle Carter. Ce style de jeu est devenu un des styles country les plus connus, on lui donnera le nom de « Carter Lick » . Il s'agit de jouer la mélodie au pouce sur les cordes basses, pendant que les doigts assurent la rythmique sur les cordes plus aigües.

En quelques jours les bristol sessions ont donc permis de changer à tout jamais l'histoire de la country, au point que de nombreux spécialistes considèrent, aujourd’hui encore, ces sessions comme étant le big bang de la country music.


Sources
https://en.wikipedia.org/wiki/Bristol_sessions
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jimmie_Rodgers
https://fr.wikipedia.org/wiki/Carter_Family

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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » jeu. 18 févr. 2021 05:44

Chapitre 6 : Buell Kazee - The Butcher's Boy


Set One: Ballads; Disc One; Track Six: "The Butcher's Boy (The Railroad Boy)" performed by Buell Kazee. "Vocal solo with 5-string banjo." Recorded in New York on January 16, 1928. Original issue Brunswick 213A (032).


Avec The Butcher's Boy nous quittons, pour la première fois l’univers des child ballad, puisque cette chanson est d’origine Américaine bien qu’elle soit dérivée de ballades anglaises traditionnelles. La chanson "Sheffield Park » traite, par exemple, d’une histoire très proche au point que l’on pourrait considérer sans peine que The Butcher’s boy en est une variante.
Cette chanson raconte l’histoire tragique d'une fille qui tombe amoureuse d'un jeune boucher. Lorsqu’elle apprend que le jeune homme la trompe elle se pend dans sa chambre. Elle laisse une lettre à ses parents demandant à ce qu’on l’enterre avec une tourterelle posée sur la poitrine afin que tout le monde sache qu’elle est morte d’amour. Dans certaines versions la femme est quittée parce qu’elle est enceinte, dans d’autres le garçon la quitte pour une femme plus riche. Dans la plupart des versions l’action se déroule à Londres mais il arrive aussi parfois que l’histoire prenne racine dans les rues de Jersey aux Etats Unis. Les chercheurs pensent d’ailleurs , aujourd’hui, que le mot jersey faisait d’avantage allusion au maillot britannique qu’à la ville Américaine. Quoi qu’il en soit il existe au moins 275 variantes recensées par le site round ( la plus grande base de donnés des musiques folklorique dans le monde). Il s’agit donc d’une des ballades Américaine les plus populaires. aujourd’hui encore des artistes comme Elvis costello la joue régulièrement lors de ses concerts . Sinead O'Connor en a également enregistré une très belle version en 1997 pour le film éponyme.

Ce succès est dû, en partie, au fait que the butscher boy est une Broadside Ballad. Il s’agissait de chansons populaires imprimées sur de grande feuilles de papier et qui étaient vendues pour presque rien dans la rue par des vendeurs ambulants

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Du fait de leur faible coût ces ballades se sont invitées, jusqu’au début du 20 eme siècle dans presque tous les foyers Anglais et plus tard Américains. . Les premières Broadsides ballads ne comportaient, par contre, pas de notation musicale. Il était simplement indiqué qu’on pouvait chanter la chanson sur un autre air populaire. Ce mode de fonctionnement explique qu’il existe un nombre incroyable de variations mélodiques selon les régions et les villes où la ballade a été chantée.

l’une des versions les plus célèbres reste celle enregistrée, en janvier 1928, par Buell Kazee pour le label Brunswick Records qui sera plus tard racheté par Decca avant de redevenir indépendant en 1970.
Buell Kazee est très certainement un des musiciens country les plus influents des années 20.

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Né à Burton's Fork, Kentucky en 1900 Buell Kazee n’avait rien d’un Hillbilly. Il étudia le latin et le grec dans à l'Université de Georgetow et a également eu une éducation musicale formelle qui lui permit de développer une technique au banjo beaucoup plus fine et maîtrisée que la plupart de ses confrères musiciens. Brunswick Records lui proposa, en 1927, de monter à New York pour enregistrer des disques. Il mettra finalement 58 chansons sur bande entre 1927 et 1930 dont cette version de the butcher boy et  beaucoup d’autres succès tels que «Grey Lady», «The Sporting Bachelors» .  . Comme presque tous les artistes folk Buell Kazee trouva de moins en moins de contrats lors de la grande dépression des années 30. Il essayera de rester dans le métier en signant sur un autre label (la maison de disque vocation), en vain. Il quitte alors le métier et devient pendant 20 ans le pasteur de la ville de Morehead !
La parution de l’anthologie de Harry Smith et le regain d’intérêt de la jeunesse pour la musique folk, à la fin des années 50, le remet sur le devant de la scène. Il joue plusieurs fois au Newport Folk Festival  et écrit 3 livres qui se vendront très bien. A presque 60 ans il entame alors une deuxième carrière jusqu’à son décès  le 31 août 1976 à l'âge de 76 ans.

Lorsqu’on lis les paroles de la version de the butcher boy interprété par Kazee il y a un détail qui interpelle. Le titre de la chanson parle d’un jeune boucher..or dans la version de Kazee ce boucher n’apparaît jamais ! Il est remplacé par un ouvrier des chemins de fer !

That railroad boy I love so well
He courted me my life away
And now at home he will not stay"

Kazee en donnera les raisons bien plus tard, en 1958, lorsqu’il reprendra cette chanson sur un enregistrement pour folkways, il dira en introduction :

"The Butcher's Boy" est bien sûr le titre original de la chanson  Mais  dans le kentucky, dont je viens, on l’appelle the railroad boy en souvenir de l époque des chemins de fer, lorsque ceux cies ont commencé à remonter dans nos vallées . Il y a avait pour nous un aspect très romantique dans ces rails. Beaucoup d’entre nous se sont mis à chanter des chansons à propos de ces trains. Nous avons souvent remplacé, dans the butcher boy, Londres par une ville de chez nous qui se nomme Lebanon mais que tout le monde appelle « liban », en raison du grand nombre de cèdres que l’on trouve dans la région.Il se trouve que Liban est un carrefour ferroviaire, l’endroit où plusieurs lignes se rejoignent. Cela m’a beaucoup marqué et j’ai toujours chanté cette chanson ainsi. Quand je suis arrivé à New York, je savais que nous allions enregistrer "The Butcher's Boy" et je voulais parler du boucher car c’est ainsi que tout le monde connaissait cette chanson..Mais malgré moi, à chaque fois que j’arrivais au couplet je chantais « railroad boy » au lieu de Butcher boy..De guerre lasse la maison de disque a finit par laisser cette erreur."


Cette anecdote illustre à merveille le rapport presque fusionnel qui existe entre une partie de l’Amérique et le train. Phillipe Corbet en parle magnifiquement dans son podcast « les lettres d’Amérique ». Il nous dit que les gares sont des lieux mythiques pour les américains, à tel point qu’il n’est pas rare de voir des jeunes hommes demander leur fiancé en mariage dans la magnifique gare « Grand central » de New York.

Pour comprendre ce phénomène il faut remonter jusqu’au 19eme siècle et revenir au rôle central qu’a joué le train dans la conquête de l’ouest.
Nous sommes en 1863. L’Amérique est déchirée par la guerre de sécession et les conflits de plus en plus récurrents avec les amérindiens qui voient leurs espaces de vie fondre comme neige au soleil depuis le décret du 20 mai 1962 qui promet 62Ha de terre à toute famille (non indienne) qui s’engage à cultiver son sol pendant 5 ans. Ce décret va provoquer une incroyable vague de migration vers l’ouest. Il s’agit là d’un mouvement de population encore plus important que celui qui s’est produit en 1848 lorsqu’un ébéniste a trouvé quelques pépites d’or dans une rivière de Californie.  L’accroissement démographique nécessite de nouvelles infrastructures pour ramener le produit des terres cultivés de l’ouest vers l’est mais aussi pour permettre le transport du courrier et de la population. En 1863 il faut en effet environ 6 mois, en diligence, pour joindre les deux bouts du territoire !

En 1863, le président Abraham Lincoln décide donc la construction d’une voie ferroviaire transcontinentale, reliant la côte Pacifique à celle de l’Atlantique. Le projet est nommé Pacific Railroad Act.
Antoine Bourguilleau a publié un article synthétique de très belle qualité pour le site « Géo ».
je cite :
"Deux compagnies se constituent : l’Union Pacific, qui partira vers l’ouest depuis Omaha, au Nebraska, et la Central Pacific, qui partira de Sacramento, en Californie. Cette dernière, qui franchira la Sierra Nevada puis le Grand Bassin, doit poser un millier de kilomètres de rails. L’Union Pacific, qui traversera beaucoup de plaines, doit construire les 2 000 kilomètres restants.
Les travaux de construction ne débutent qu’en 1865, à la fin de la guerre de SécessionL’Etat fédéral se montre généreux avec les deux compagnies privées, leur octroyant 16 000 dollars par mile construit dans les plaines, 24 000 dans le Grand Bassin et 48 000 dans les Rocheuses et la Sierra Nevada. Il cède aussi aux compagnies des terres situées le long de la voie, que ces dernières peuvent exploiter ou revendre à des prix élevés.
Cependant les travaux n’avancent guère. L’État change alors les règles et décide chaque compagnie peut aller aussi loin qu’elle le peut. Plus vous posez de rails, plus vous gagner d’argent !
S’engage alors une course folle ! Lorsque les traveaux sont interrompus par l’hiver de grandes villes sortent de terres en quelques jours avec ses saloons, ses hôtels. Le printemps revenu, la ville devient fantôme lorsque les ouvriers ainsi que le personnel des tripots et des bordels, qui suit le convoi reprennent leur route folle ! Il faut imaginer le travail harassant que représentait un tel projet !
Pour l’union pacific qui allait de l’ouest vers l’est L’avancée dans les plaines est difficile. Il faut trouver du bois et le couper pour faire des traverses, tandis que les rails sont acheminés sur le devant de la voie. Sitôt une section de rails posée, le train des ouvriers l’emprunte. Et ces ouvriers, il faut les nourrir. La compagnie s’alloue les services de plusieurs chasseurs de bisons, dont le célèbre William Cody, plus connu sous le nom de Buffalo Bill. Il faut aussi affronter les indiens et donc faire appel à l’armée pour protéger le convoit. Le travail est tellement harassant et dangereux que l’Union pacific fait essentiellement appel à des immigrés iralandais réputés pour leur dureté à la tâche.
A l’autre bout la situation n’est guère plus enviable.

Sur le chantier de la Central Pacific, les Chinois, recrutés en masse, sont près de 12 000 à travailler.  Pour franchir la Sierra Nevada, il faut bâtir des ponts, creuser des tunnels, au pic ou à l’explosif. Parfois, on n’avance que de 30 centimètres par jour ! Presque 10 % des ouvriers vont mourir de fatigue ou sous les éboulements provoqués par les explosifs !
Les conditions sont extrêmes. Il faut non seulement passer des montagnes mais également le désert du Sierra Nevada ! Malgré la faim, et les conditions extrèmes le chantier avance.
Fin 1868, les deux lignes sont sur le point de se rencontrer mais les compagnies, pour des raisons financières, font tout pour retarder le moment de la jonction. Elles poursuivent leur tracé en parallèle sur 300 kilomètres !e président Ulysses S. Grant finit par être mis au courant. Il siffle aussitôt la fin de la récréation. Le 8 mai 1869, à Promontory Summit, les lignes se rejoignent ! "


Bien plus qu’un projet ferroviaire le transatlantique est devenu le symbole d’un pays réunifié après la guerre de sécession. On dira, lors de l’inauguration le 10 mai 1869 (deux jours après la jonction) « Que Dieu poursuive l’unité de ce pays comme les rails qui relient l’océan pacifique et l’océan atlantique ! »

Ce projet changera profondément l’Amérique. Il installera un véritable sentiment d’union nationale et changera complètement la structure du pays. Les villes qui avaient misé sur le rail vont très vite devenir d’énormes mégapoles. Chicago par exemple, qui n’était qu’un village au milieu du 19eme siècle va devenir la troisième plus grande ville du pays et dépasser en taille et importance économique la ville de Saint Louis qui était jusqu’alors considéré comme la porte d’entrée vers l’Ouest. Saint Louis avait, en effet, choisi de ne pas investir dans le rail pour préserver l’économie fluviale de la ville.

Très vite la musique s’est accaparé ce mythe car il s’est avéré être un facteur primordial d’ émancipation, non seulement pour les musiciens qui pouvaient voyager dans tout le pays grâce au train, mais aussi pour les travailleurs des champs de cotons et des mines qui attendaient que le train amène avec lui les musiciens itinérants qui étaient bien souvent un des rares moment de plaisir dans une vie difficile.

C’est Jimmie Rodgers  fils d’aiguilleur, qui aborda le premier le thème du train. Il enregistra des titres comme Waiting for a train, Train Whistle Blues, … La légende du train est également profondément associé au mythe du hobo dont Woody Guthrie, fera un personnage mythique. Les œuvres musicales rendant hommage aux trains sont légions. Duke Ellington, et son big band, ne perdait jamais une occasion de proclamer son amour du train, Louis Jordan enregistra Choo Choo Ch’Boogie. Cette chanson est aujourd’hui considéré comme un des premiers rythm and blues. Le bluesman Little Junior Parker écrira mystery train qui sera reprise par Elvis.
Certains styles musicaux sont même des hommages directs aux trains !
Le boogie-woogie, est un dérivé du terme ferroviaire bogie.
Il est impossible de donner la liste de tous les titres ayant un lien avec le chemin de fer. 
Ma chanson préférée reste cependant city of new orleans ici magnifiquement interprété par Arlo Guthrie

Cette chanson est entièrement dédié au train de la nouvelle Orléans. Sa mélodie vous rappellera immanquablement quelque chose n’est ce pas ?
Aujourd’hui encore de nombreuses villes des Etats Unis sont marquées par la traversée des trains qui font souvent plusieurs kilomètres de long ! D’un bout de l’horizon à l’autre vous n’en voyez pas le bout !
Jugez par vous même


Ces trains transportent essentiellement des containers chinois.
Comme le dit Philippe corbet dans ses lettres d’Amérique c’est le déficit commercial Américain avec la chine que vous voyez passer de longues minutes sous vos yeux !
Il s’agit là d’un des clins d’oeil dont l’histoire a le secret, puisque 150 ans après avoir construit les chemins de fers Américains les chinois les utilise pour à leur tour partir à la conquête de l’ouest !

Sources
https://www.irishmusicdaily.com/butcher-boy
https://www.nj.com/hudson/2021/01/what- ... -city.html
http://theanthologyofamericanfolkmusic. ... kazee.html
https://www.geo.fr/histoire/le-transcon ... que-193732
https://www.books.fr/lamerique-et-les-c ... r-oubliee/
https://argentanwebferro.fr/train-et-blues/

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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » ven. 26 févr. 2021 06:53

Chapitre 7 : "The Wagoner's Lad (Loving Nancy) interprété par Buell Kazee


Set One: Ballads; Disc One; Track Seven: "The Wagoner's Lad (Loving Nancy)" performed by Buell Kazee. "Vocal solo with 5-string banjo." Recorded in New York on January 18, 1928. Original issue Brunswick 213B (064).


Paroles de la chanson

The heart is the fortune of all womankind.
They're always controlled, they're always confined.
Controlled by their parents until they are wives,
Then slaves to their husbands the rest of their lives.

I've been a poor girl, my fortune is sad.
I've always been courted by the wagoner's lad.
He courted me daily, by night and by day,
And now he is loaded and going away.

"Your parents don't like me because I am poor.
They say I'm not worthy of entering your door.
I work for my living, my money's my own,
And if they don't like me they can leave me alone."

"Your horses are hungry, go feed them some hay.
Come sit down here by me as long as you may."
"My horses ain't hungry, they won't eat your hay.
So fare you well darling, I'll be on the way."

"Your wagon needs greasing, your whip is to mend.
Come here down beside me as long as you can."
"My wagon is greasy, my whip's in my hand.
So fare you well darling, no longer to stand."

Enregistrée deux jours seulement après The Butcher's Boy (The Railroad Boy)" , par Buell Kazee, the wagoners’ lad (loving nancy) sort en face B du même disque en 1928. Selon les notes de smith cette chanson n’est pas une ballade typique, puisqu’elle ne trouverait pas ses sources dans la culture Européenne , ce qui, nous le verrons est discutable. Quoi qu’il en soit The Wagoner’s Lad est très certainement une des chanson les plus importantes du répertoire Américain. Elle raconte l’histoire d’une jeune fille amoureuse d’un travailleur des chemins de fer. Les deux amants ont été séparé par les parents de la fille qui refusèrent de voir leur enfant se marier avec un jeune homme pauvre. La chanson décrit les derniers moments partagées par les deux amoureux avant l’inévitable séparation. The Wagoner’s Lad a été découverte par un collecteur du nom de  Olive Dame Campbel en 1908, dans les Appalaches, et retranscrit dans de nombreux recueils par la suite.
Les origines de cette chanson restent encore très disputées. Un folkloriste du nom de Bruce Olson découvra, il y a quelques années seulement, un poème britannique datant du XVIIIe siècle écrit par un poète du nom de Henry Carey qui commence exactement comme la chanson.
voici l’extrait
Dur est la destin de toutes les femmes,
à jamais soumise, à jamais confiné,
le parent nous contrôle jusqu'à ce que nous devenons des épouses,
et le mari nous asservit le reste de nos vies.
Cette partie est exactement identique aux paroles de la chanson.
Le reste du poème raconte une histoire très proche de celle de wagoner’s lad :

Si nous aimons avec tendresse, nous n'osons pas le révéler,
nous nous languissons secrètement, obligés de nous cacher,
nous refusant toute liberté et tout plaisir,
On nous fait honte si nous sommes gentils, on nous blâme si nous sommes timides.

Malgré notre malheur nous devons être heureuse,
pour l'homme qui a été choisi par nos parents,
Même si nous l’aimons peu
qu’importe qu'il soit laid ou beau.

Ce poème a été imprimé, sans musique en 1737 dans le recueil «The Vocal Miscellany». L’année suivante un autre ouvrage, The Universal Musician, le reprend en indiquant cette fois ci que ce poème a été chanté au Théâtre Royal par une actrice du nom de Miss Raftor. La mélodie, dont nous avons perdu toute trace, a été, quand à elle, composée par un certain M. Gouge ...dont nous ne savons absolument rien !
Une autre origine a été défendu par Alan Lomax qui a rapproché cette chanson d’une autre ballade du nom de « On Top of Old Smoky». Cette chanson folkloriste également écrite dans les Appalaches, sans doute à la fin du 19eme siècle , a été collecté par Cecil Sharp lui même lors d’un de ses voyages dans les montagnes Américaines durant la première guerre mondiale. Elle est devenue une des pierres angulaire de la country américaine. Des artistes aussi célèbre que Bruce Springsteen, bing crosby ou même Abba l’ont intégré à un moment ou un autre dans leur répertoire.
Voici une version de Dave Van Rock, dont j’apprécie tout particulièrement la sobriété

Si la théorie de Lomax reste populaire elle est néanmoins de plus en plus contestée. En effet les chansons n’ont pas le même thème. Dans the wagoner’s lad la fille est victime du choix de ses parents. Alors que The top on old Smoky raconte l’histoire d’une fille abandonnée par un homme et celle cie conseille aux autres femmes de ne jamais se laisser ensorceler par le charme des hommes volages. La mélodie est, elle aussi, très différente. Enfin, on ne retrouve aucun vers en commun d’une chanson à l’autre.
Si les origines restent donc encore partiellement mystérieuse, l’influence qu’à eu the wagonner’s lad sur la culture populaire américaine est quoi qu’il en soit, immense. De nombreuses chansons sont, en effet, des déclinaisons de cette ballade.
Citons, par exemple la chanson I m’ a ramblar , I’m A gambler qui raconte le destin de l’homme qui est partie sur les routes vivre une vie de Hobo pour oublier son amour de jeunesse. Dans la chanson il dira
Je n’ai aimé qu’une seule fois
une fille de 16 ans
mais ses parents eux
ne m’aimèrent pas

Elle est resté la même
et si mon nom à moi
est dans cette histoire
effacez le à tout jamais
car aujourd’hui je ne suis plus qu’un hobo,
je ne suis plus qu’un joueur

Cette chanson a été collecté dans les années 30 par la famille Lomax et enregistrée pour la première fois par alan lomax avant d’être reprise par le jeune bob Dylan au début des années 60.
Comme la chanson house carpenter, the wagoners’ lad a eu un fort impact sur le jeune zimmerman qui la réécrira en 1965 sous le nom de farewell angelina. Bob Dylan a largement repris la mélodie de la chanson originale. Il est également resté fidèle, en filigrane à l’histoire originale, celle d’un Adieu. On peut inclure cette œuvre dans un temps chronologique qui se situe entre the wagoner’s lad qui décrit la dernière nuit des amants et I’m a rambler, i’m a gambler qui parle de la vie de hobo du jeune homme après la séparation. Farewell angelina décrit le moment du départ.

Voici la version de Joan Baez

La chanson connaîtra d’autres déclinaisons célèbres. Je pense par exemple au morceau My Horses Ain’t Hungry enregistré en 1926 par Kelly Harrell.

La mélodie est exactement la même que celle de Dylan et les paroles faisant allusion à un cheval qui n’a plus faim et qui est prêt pour le grand départ ne laissent aucun doute sur le lien de parenté entre My Horses Ain’t Hungry et the wagoner’s lad. En effet une allusion est expressément faite à ces chevaux dans la chanson enregistré par Buell kazee.
« Your horses are hungry, go feed them some hay « 
Cependant, le destin des amants est différents dans les deux oeuvres. Dans the wagoner’s lad la femme se plie à la volonté de ses parents alors que dans My Horses Ain’t Hungry l’amant envisage le départ du couple, à dos de cheval, vers des terres lointaines où, ensemble, ils pourront construire leur maison.
Il est également intéressant de noter que Buell Kazee a nommé la chanson the wagonner’s lad (loving nancy ). très peu de folkloristes se sont penchés sur l’allusion du chanteur à une certaine Nancy.
Quelques recherches m’ont faites découvrir une chanson du nom de loving sandy enregistré par dock boogs dans les années 60 pour le label folkways.

Lorsqu’on s’attache plus précisément aux paroles de la chanson on se rend compte que le thème est exactement le même (un garçon est sur le départ car son amour avec sa fiancée est impossible). D’autres part on retrouve plusieurs allusions au niveau du texte à la chanson the wagoner’s lad . Je pense par exemple au vers "My wagon's well-greased and my whip's in my hand «  qui est présent dans les deux chansons. On retrouve également l’’allusion à la désapprobation parentale, exactement comme dans la chanson d’origine. Il est donc très probable que cette chanson soit la même histoire que the Wagoner’s lad mais chanté du point de vu du garçon.
L’amoureuse selon les versions se nomme parfois Nancy,poly mary ou angelina., mais Dylan lui même dira :
Call me any name you like
I will never deny it
car, si la forme peut changer, le fond est toujours le même. Cette chanson aborde le thème de la condition féminine dans une Amérique qui a hérité du droit patriarcal Anglais avant de plonger dans la guerre d’indépendance et de sécession au même moment que se faisait la conquête d l’Ouest. Dans cet univers très masculin plusieurs femmes se sont pourtant illustrées.

Pendant la guerre d’indépendance américaine Les femmes patriotes boycottaient tout d’abord les marchandises britanniques comme le thé et fabriquaient leurs propres vêtements pour éviter d’en importer. Certaines organisations de femmes, comme la Ladies Association de Philadelphie, collectèrent des fonds pour aider l’armée et beaucoup suivirent les soldats pour soigner les blessés. Certaines d’entre elles se travestissaient même en homme pour se battre à leur côté ! Deborah Samson Gannett ,par exemple, servit pendant 17 mois sous le nom de Robert Shurtliff et fut libérée de son service à West Point, sans que son déguisement n'ait été percé à jour par ses compagnons d'armes et sa hiérarchie. D'autres comme Lydia Darragh ont joué le rôle d'espionne et sont restés célèbres aux Etats Unis pour leur apport à l'effort de guerre. Certaines femmes eurent même un important rôle politique durant cette période. Abigail Adams épouse de John Adams, deuxième président des Etats Unis a énormément influencé son mari. Beaucoup de lettres en témoignent, à tel point que l'on peut affirmer sans peine que le mandat de son mari aurait été complètement différent sans sa femme.

Durant la guerre de sécession, qui frappa les Etats Unis entre 1861 et 1865, on retrouva, encore une fois, de nombreuses femme soldats : Loreta Velazquez par exemple, devenue lieutenant dans l'armée confédéré en portant une fausse moustache et en rembourrant son blouson! Mais la plus célèbre reste sans nul conteste Sarah Emma Edmonds qui servit en tant qu'homme dans l'armée de l'Union et dont les exploits sont décrits dans le livre Nurse, Soldier, and Spy dans lequel elle parle de son incroyable art du déguisement. Ce livre se vendra à 75000 exemplaires et lui permettra d'inscrire son nom au Panthéon des femmes du Michigan.

Si les femmes eurent donc leurs heures de gloire sur les champs de batailles elles eurent, aussi et surtout, une influence capitale sur l’évolution des mentalités aux Etats Unis. L’écrivaine Harriet Beecher Stowe par exemple ! Après avoir rencontré des esclaves fugitifs à Cincinnati, elle écrivit « La Case de l’oncle Tom », livre qui changea l’opinion sur les esclaves et fut une des causes de la guerre civile. Elle devint une célébrité et un écrivain reconnu, bien qu’elle ait commencé sa carrière dans un monde dominé par les hommes. Elle fut reçue en 1862 par le Président Lincoln qui lui dit : « Ainsi vous êtes la petite femme qui a écrit le livre ayant provoqué cette grande guerre ».
Harriet Tubman a, elle aussi, changé l’Amérique. Née esclave  elle réussit à s'enfuir et aida par la suite de nombreux esclaves à s'évader. Devenue une figure de proue du Chemin de fer clandestin (Underground Railroad), ses actions lui valent les surnoms de Moïse noire, Grand-mère Moïse, ou encore Moïse du peuple noir. Son souvenir est toujours honoré aux Etats Unis lors du Harriet Tubman Day. Son portrait aurait d’ailleurs du figurer à partir de 2020 sur les billets de 20 dollars mais le président Donald Trump s’y opposa. Sa mémoire inspira le combat pour les droits civiques, de martin luther king à Rosa Parks.

Impossible de finir ce chapitre sans parler des femmes qui ont participé à la conquête de l’Ouest ! L’émission « ils ont fait l’histoire » diffusé en novembre 2019 a été consacré à ce sujet. « Quand on pense à l’Ouest américain, nous dit Jérôme Prod'homme, on imagine les indiens, les cowboys, la cavalerie qui arrive toujours en retard, les saloons, les attaques de diligences, bref, pas mal de trucs où ce sont les mecs qui interviennent pour le meilleur et pour le pire. Elles ont pourtant été là, les femmes, pendant la conquête de l’ouest. Bien souvent au boulot pendant que leurs bonhommes s’entretuaient. Mais il leur est arrivé de tenir également le devant de la scène. Calamity Jane, par exemple, de son vrai nom Martha Jane

Cannary, née en 1850 dans le Missouri est. Devenue éclaireuse pour l’armée américaine, elle s’habilla en homme et participa aux guerres indiennes en prenant les mêmes risques que les hommes et en développant un art redoutable du tir à la carabine. Devenue célèbre, elle sera le clou du spectacle de l’exposition panaméricaine de Buffalo en 1901 avant de mourir pauvre et alcoolique deux ans plus tard.
Un peu plus jeune que Calamity Jane, Annie Oakley, née Phoebe Ann Moses en 1860 se fit remarquer très jeune au tir. Championne à l’âge de 16 ans, elle affronta le meilleur tireur d’Amérique, Franck Butler. Elle sortie vainqueur du duel....Avant de l’épouser !Buffalo Bill la recruta, avec son mari, pour son Wild West Show, et Sitting Bull lui donna son nom de Scène « la petite femme au tir sûr ».. Il faut dire qu’elle faisait 1m50. Pour vous donner une idée de son talent, à 28 mètres de distance, d’une balle, elle coupait une carte à jouer en deux. Elle réussit même d’une seule balle à enlever les cendres de la cigarette fumée par son mari. Elle sidèra jusqu’à l’empereur allemand Guillaume II en lui faisant le même coup alors qu’il avait une cigarette aux doigts. Devenue l’une des premières actrices de cinéma en 1894, Annie Oackley poursuivit sa carrière jusqu’à sa mort en 1926. Ces femmes cow boys ont montré le chemin à de nombreuses autres, puisque, aujourd’hui, sur près de deux millions de fermes aux Etats Unis, plus de 14 % sont dirigées par des femmes.
Sources
https://www.ouest-france.fr/bretagne/il ... st-5775530
https://www.francebleu.fr/emissions/ils ... t-le-futur
https://www.lci.fr/international/cow-gi ... 25704.html
https://fr.wikipedia.org/wiki/Sarah_Emma_Edmonds
https://ccffcw.clicforum.com/t2686-LES- ... ESSION.htm
https://fr.wikipedia.org/wiki/Femmes_da ... %A9ricaine
https://weeniecampbell.com/wiki/index.p ... ving_Nancy
https://mainlynorfolk.info/folk/songs/t ... rslad.html
https://mudcat.org/thread.cfm?threadid=117428
https://maxhunter.missouristate.edu/son ... spx?ID=485
https://mudcat.org/thread.cfm?threadid=117428

vox populi
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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » mer. 10 mars 2021 21:22

Chapitre 8 Chubby Parker & His Old Time Banjo - King Kong Kitchie Kitchie Ki-Me-O



Set One: Ballads; Disc One; Track Eight: "King Kong Kitchie Kitchie Ki-Me-O" performed by "Chubby" Parker and His Old Time Banjo. "Vocal solo with 5-string banjo and whistling." Recorded in New York on August 13, 1928. Original issue Columbia 15296D (W146878).


Introduction : : Dans ce chapitre nous allons aborder, à travers la chanson du jour, le thème de la transmission dans la musique folk. On parlera du fameux Folk Process qui est l'ADN de cette musique. Nous évoquerons aussi la vie de Paul Campbell, un génie qui n'a jamais existé et enfin je vous raconterai l'histoire incroyable de la chanson : Le lion est mort ce soir... ou quand le folk process se télescope avec le sujet des droits d'auteurs et cela pour le plus grand malheur du compositeur de la chanson.

Chubby Parker : la première star de la radio country

Chubby Parker est celui qui chante la chanson du jour. Il l'enregistre le 13 aout 1928 à New York. Chubby est né en 1876 en indianna. Il bénéficie d’une très bonne instruction puisqu’il fréquente l’université d’où il ressort avec un diplôme en génie électrique. Passionné par de nombreux domaines il travaillera aussi bien en tant qu’électricien, qu’avocat spécialisé dans le domaine des brevets. Chubby s’intéresse au sujet des brevets car il est aussi inventeur et dans ce cadre il se passionne pour les nouvelles technologies et en particulier pour la plus révolutionnaire d’entre toutes, la radio !

La première émission de radio émet d'East Pittsburgh le 2 novembre 1920. Dès 1922, le succès est là et, en 1930, on recense 12 millions de foyers qui possèdent une radio aux Etats Unis ! Il s’agit essentiellement de familles urbaines et bourgeoises Les stations proposent des programmes qui plaisent à ce public à savoir de la musique dansante qui anime les réunions de salons. Le ragtime fait alors fureur, participant au passage, au développement de la vente des pianos que toute famille aisée Américaine se doit alors de posséder dans son salon. Le succès de la radio a également un impact fondamental sur la politique des compagnies de disques. En effet jusqu’en 1920 les citadins représentent la principale clientèle des labels. Le succès de la radio oblige les maisons de disques à trouver de nouveaux débouchés et à s’intéresser au public rural. C’est dans ce contexte que se développent les enregistrements itinérants durant lesquels les producteurs parcourent le sud du pays pour enregistrer des musiciens hillbilly.
Chubby parker est un de ces chanteurs.
Il a un niveau très acceptable au banjo et malgré son statut de petit bourgeois il se passionne pour le répertoire populaire. Il joue d’ailleurs régulièrement au sein d’un cirque et lorsqu’il apprend, en 1924 qu’une radio de Chicago souhaite mettre à l’honneur le répertoire populaire dans le cadre d’une nouvelle émission nommée National Barn Dance ( Danse de la grange nationale) il postule immédiatement pour être invité en tant que musicien. National Barn Dance est une des toutes premières émission country et rencontre dès son lancement un succès colossal. Elle sera d’ailleurs diffusée, sur les ondes, jusqu’en 1968 ! Chubby Parker obtient finalement son ticket pour le paradis en 1925. Sa prestation en direct est un tel succès qu’on l’invite régulièrement pour jouer en direct ses vieilles chansons avec sa voix aigus et claire qui plaît beaucoup au public. En 1927 sa notoriété est telle que chaque semaine Parker reçoit des centaines de lettres de fans faisant de lui une des premières vedettes radio d’Amérique ! Un tel succès ne pouvait laisser les maisons de disques insensibles . Très vite toutes les compagnies lui proposent des séances d’enregistrements. Entre 1927 et 1931 il enregistre donc plus de 50 chansons qui sont, à chaque fois, des succès. Si Parker travaille, durant cette période, pour plusieurs labels la majorité de ses chansons sont éditées par Sears qui possède alors la station de radio qui diffuse l’émission « National Barn Dance ».

L'épopée Sears

Sears est très certainement une des entreprises les plus importantes de l’histoire des Etats Unis. Elle est fondée par Richard Warren Sears et Alvah Curtis Roebuck en 1892 et débute en tant que société de vente par correspondance. À cette époque, les États-Unis comptent moins de soixante millions d'habitants, dont les trois quarts vivent en zone rurale. Il s’agit essentiellement d’une population de fermiers, souvent mal payés et éloignés des villes. Sears a l’idée de proposer à cette population isolée la livraison de produits bon marché. Dès 1895, son catalogue est riche de 532 pages ! On y trouve aussi bien des armes à feu que des poupées en passant par des machines à coudre et des chapeaux de cow boy. Pour faire la promotion de son catalogue auprès de son public Hillbilly Sears achète des spots publicitaires diffusés lors des toutes premières émissions country. Très vite les dirigeants ont l’idée de fonder leur propre radio et labels de musiques qui s’adresseraient spécifiquement à leur cœur de cible. Ainsi naissent Conqueror Records , Silvertone Records et Supertone Records  . Les disques sont fabriqués sur les chaînes de production des plus importants labels du pays et distribués par Sears à travers son catalogue de vente par correspondance. Le succès est phénoménal et l’entreprise ne tarde pas à vendre les 78 tours de toutes les compagnies, participant ainsi au succès de la musique hillbilly qui va, entre 1927 et 1933, conquérir toute l’Amérique. L’importance de Sears est telle dans l’histoire de l’Old Time Music, qu’Harry Smith lui consacre plusieurs illustrations dans son livret de l’Anthologie Folk. . Lorsque l’Amérique devient un pays industriel et citadin, à partir du milieu des années 20, Sears ouvre des magasins dans les grandes villes et devient la plus grande enseigne du pays. Son succès va se confirmer de génération en génération, jusqu’à l’arrivée d ‘internet. Les dirigeants qui jusqu’alors étaient toujours parfaitement en osmose avec l’évolution du marché ratent l’étape de la vente en ligne et peu à peu l’enseigne décroît jusqu’à déposer le bilan en 2018. Cette nouvelle fit l’effet d’un choc aux Etats Unis et l’enseigne sera finalement sauvé de la faillite. Néanmoins, à l’heure où j’écris ses lignes, les fermetures de magasins Sears se poursuivent (il en reste environ 400 dans tout le pays) et l’avenir s’annonce incertain pour ce qui reste une des plus grandes aventures entrepreneuriales de l’histoire de l’Amérique.

Revenons à l’histoire de Chubby Parker qui tiendra le haut de l’affiche jusqu’en 1931. Lui, comme tant d’autres, sera emportée par la vague de la crise de 1929. On sait qu’il continua à travailler en tant qu’avocat à Chicago jusqu’à sa mort en 1940. Son nom tombe alors complètement dans l’oubli jusqu’à la sortie de l’anthologie Folk d’Harry Smith qui inclus une de ses chansons, King Kong Kitchie Kitchie Ki-Me-O.

King Kong Kitchie Kitchie Ki-Me-O

Cette chanson est une variante de "Frog Went a-Courtin ', un vieil air folklorique Ecossais qui paraît pour la première fois dans le livre « la complainte écossaise » publié en ..1549 ! Ce livre s’inscrit dans le cadre de l’opposition ancestrale entre l’Ecosse et l’Angleterre. Celle cie atteindra son apogée au 16eme siècle et débouchera, à partir de 1587, sur l’union des deux couronnes. Le livre contient un mélange d'histoires, de légendes classiques, de contes bibliques, et de ballades dénonçant à la fois le gouvernement Ecossais de l’époque et le vieux rêve Anglais qui consistait à vouloir unir les deux royaumes. Au vu de son caractère politiquement subversif l’auteur a pris soin de rester anonyme. On pense cependant, aujourd’hui, que le livre aurait été écrit par le poète réformiste Robert Wedderburn 
La ballade en elle-même est un conte pour enfant. Elle raconte l’histoire d’une grenouille demandant la main d’une souris. Celle cie finit par accepter, après avoir eu l’accord de son oncle, le rat des champs. De nombreux animaux sont invités au mariage et tous finissent dévorés, selon les versions, par un chat, un serpent ou un canard. Il existe une multitude de variantes de cette histoire et celle chantée par Chubby Parker est surement une des plus intéressantes. Nous allons y revenir plus en détail un peu plus tard.

Le sens du conte ?

Les chercheurs se disputent encore aujourd’hui sur la signification de ce conte. La théorie la plus célèbre qui dit que la chanson se réfère à  François, duc d'Anjou , courtisant Elizabeth Ier d'Angleterre est fausse de façon certaine, puisque, s’’il est vrai que le fils d’Henry 2 s’est approché de la reine d’Angleterre et que celle cie le surnommait affectueusement le prince grenouille, ces évènements se sont déroulés plusieurs années après la parution de la ballade. Le malentendu provient certainement du fait que, si ce conte pour enfant a été éditée au milieu du 16eme siècle, la plus ancienne version musicale connue, celle de Thomas Ravenscroft,  date de 1611. Si cette date avait été celle de la création de la chanson on aurait alors pu y voir une référence directe au fils du Roi de France.
Certains chercheurs pensent que la version originale de la chanson faisait allusion à un autre fait historique. Au milieu du16eme siècle la France, ennemie éternelle de la couronne d’Angleterre, soutien l’Ecosse dans son combat contre la perfide Albion. La régente de la couronne écossaise Marie de Guise aurait envisagée pour sceller son alliance avec la France d’organiser le mariage entre sa fille et un descendant du Roi de France. La comptine ferait allusion à cette rumeur et aurait été adaptée, quelques années plus tard, au rapprochement entre le Duc D’anjou et Elisabeth 1er.
Quoi qu’il en soit, les Hommes meurent et seules les chansons survivent. Frog Went a-Courting a en effet traversé les siècles, en se transmettant de façon orale de génération en génération. La chanson a traversé l’Atlantique avec les premiers colons Ecossais et aujourd’hui encore elle est enseignée à l’école.
Voici une version récente

Frog Went a courtin apparaît donc régulièrement et sous différentes formes dans la culture populaire Américaine. C’est pourquoi elle représente une porte d’entrée idéale pour comprendre le folk process.

Qu’est ce que le Folk Process ?

Le folk process est la manière dont le matériel folklorique est transformé et réadapté au cours de sa transmission.
Les chansons pop se transmettent fidèlement d’une personne à l’autre du fait que le répertoire est protégé par les droits d’auteurs. Le créateur peut s’opposer à ce que vous changiez un mot ou la mélodie de la version originale. Dans le cadre de la musique folklorique ce concept n’existe pas car les auteurs sont inconnus ou, si on les connaît, la chanson est depuis longtemps tombée dans le domaine public. Contrairement à la musique classique qui se transmet de façon fidèle et qui, de ce fait, nécessite une initiation vous permettant de le faire, la chanson folk est restée un art populaire. Vous n’arrivez pas à chanter une mélodie ? Changez là ! Les paroles d’une strophe ne vous plaisent pas. Supprimez-la ! Vous avez envie de chanter la chanson d’un autre point de vue ? Réécrivez là !
Le terme folk process a été inventé par le musicologue Charles Seeger et popularisé par son fils Pete Seeger, mais le concept en lui-même a été découvert par Cecil Sharp. Il écrit les premiers textes sur le sujet au début du 20 eme siècle. Son idée a été reprise par l’international folk music concil. Cette ONG, fondée après la deuxième guerre mondiale, se consacre à la documentation, la préservation et la diffusion de la musique et de la danse folklorique partout dans le monde.
Voici ce que l’ONG écrit sur le sujet en 1954.
La musique folklorique est le résultat d'une tradition musicale qui a évolué à travers le processus de la transmission orale.  Les facteurs qui façonnent cette tradition sont :
- La continuité qui relie le présent au passé
- La variation qui découle de l'impulsion créatrice de l'individu ou du groupe
-  La sélection par la communauté, qui détermine la ou les formes sous lesquelles la musique survit.
Le process folk est donc un équilibre entre la tradition et la nouveauté, une matière vivante en perpétuelle évolution.


Lorsqu’on se penche sur la chanson qui nous intéresse dans le cadre de cet article nous constatons qu’il existe une multitude de versions et de variantes de la ballade originale.

Frog Went a courtin, un exemple du folk process

Dans le dessin animée Tom And jerry, par exemple, le personnage, Peco Pest chante une version arrangée et interprétée par Shug Fisher. Dans cette adaptation de nombreuses paroles sont improvisées et peu compréhensibles. La version de Fisher est restée sous le nom de cambrone car le mot est répété à la fin de chaque ligne de chant.


Une autre variante a été nommée A Frog He Would A-wooing Go. Dans cette version le rat n’est plus l’oncle qui va donner son assentiment au mariage entre la grenouille et la souris. Il devient un ami de la grenouille et c’est ensemble qu’ils vont courtiser la souris. A la fin de la chanson avant que la grenouille n’arrive à ses fins, un vieux chat débarque dans la pièce et mange la souris ainsi que le rat. La grenouille arrive à s’enfuir mais est finalement mangée par un canard.
A Frog He Would A-wooing Go


Dans la chanson Frog in the well l’histoire démarre au fond d‘un puit où la grenouille est enfermée, il arrive à en sortir pour se rendre à la cour où la souris accepte de l’épouser. Le rat a disparu de la chanson, mais pas le chat qui mange la sourit durant la noce.
Frog In The Well


Une des versions les plus intéressantes est, bien entendu, celle choisie par Harry Smith pour son anthologie de la musique folk. Dans King Kong Kitchie Kitchie Ki-Me-O la grenouille, pour séduire la souris, se bat contre divers animaux et les tue avant d’épouser sa bien aimée. Dans cette version le chat ainsi que le canard ont disparu. Les amants se retirent et vivent une belle vie à l’abri d’un tronc d’arbre creux.


Je pourrai poursuivre, la liste est presque sans fin. Dans certaines versions le chat est remplacé par un serpent, dans d’autres variations tous les animaux disparaissent en traversant un fleuve. Toutes ces chansons racontent la même histoire, mais les personnages et les fins peuvent êtres très différentes.
Des topics entiers sont consacrés aux différentes versions de cette chanson
https://www.mamalisa.com/blog/the-many- ... a-courtin/
C’est le folk process !
Les mélodies peuvent elles aussi être complètement réinventées d’une version à l’autre
Quelques exemples








Et l’on pourrait également aborder les versions européennes de cette chanson, comme celle cie !


Comme vous pouvez le constater c’est un puit sans fond !

Nous pourrions faire le même exercice pour toutes les chansons folk. Cela représente donc, au final, un répertoire de plusieurs milliers de chansons prêtes à être exploitées comme une terre sauvage par les labels qui, au début des années 20, cherchent un nouvel Eldorado depuis que les émissions radios ont détourné le public des 78 tours.
Si le marché est prometteur Les compagnies restent pourtant soumises à un problème de taille. Comment récupérer des droits d’auteurs sur une chanson traditionnelle ? Sans le revenu généré par les droits d’auteurs la valeur économique de ces chansons est en effet fortement diminuée.
Pour régler ce problème les compagnies vont inventer un génie !
Un vrai génie, oui, qui sera crédité en tant qu’arrangeur de tous ces vieux airs folks et qui encaissera à ce titre les droits d’auteurs.
Son nom ?
“Paul Campbell”

Paul Campbell : Le génie qui n'a jamais existé !

Paul Campbell est d’autant plus génial qu’il n’existe pas et que, par conséquent, il n’est guère gourmand en termes de royalties. Des centaines d’arrangements vont donc être crédités au nom de Paul Campbell permettant ainsi aux labels d’encaisser des millions de Dollars en exploitant un répertoire ancien..
A partir du début des années 60 les musiciens veulent également leur part du gâteau, à l’image de Simon et Garfunkel qui sont parmi les premiers à revendiquer l’arrangement d’un vieil air folk lorsqu’ils enregistrent Scarborough Fair. La plupart des autres artistes rock ou folk vont prendre le train en marche. Certains vont même réécrire ces chansons afin d’être crédités en tant qu’auteur compositeur. Dylan reste l’exemple le plus fameux puisque la plupart de ses premières compositions sont des réécritures de chansons traditionnelles. «Song to Woody» (1962), utilise la mélodie de «1913 Massacre» de Guthrie (1941). 'With God on Our Side' (1964) emprunte la mélodie traditionnelle 'The Merry Month of May' via la ballade irlandaise 'The Patriot Game' de Dominic Behan.  «Blowing in the Wind» (1962), la chanson la plus célèbre de Dylan, est un remaniement d'une vieille complainte d'esclave, «No More Auction Block» etc..Les compositions de Dylan sont hantées par la tradition folk. Le zim s’est d’ailleurs toujours présenté comme « un passeur ». Il reçoit une œuvre ancienne, la recrée et la passe à la génération suivante. Il le fait encore aujourd’hui et pas seulement dans la musique. Ses peintures, par exemple, sont régulièrement des copies d’autres peintres. Il appliquera ce procédé jusque dans son discours de réception du prix nobel qui a été perçu, sur certains passages, comme étant très proche d’une analyse du livre Moby Dick publiée sur le site SparkNotes

La frontière entre le folk process et les droits d’auteurs est donc parfois très flou. Parfois la ligne entre les deux mondes est même allégrement franchie, et cela au dépend du compositeur de l’œuvre.
L’histoire la plus célèbre sur le sujet concerne une autre chanson pour enfants, la plus célèbre d’entre toutes : Le lion est mort ce soir.

L'incroyable histoire de la chanson : Le lion est mort ce soir

Pour vous conter cette histoire il nous faut remonter en l’an 1937, à Johannesburg. Solomon Linda débarque en ville et trouve un boulot de commis de cuisine, puis d’ouvrier d’usine. Le soir il chante des chansons dans les rues de Johannesburg et dans quelques bars mal famés. Il écrit lui-même ses mélodies et ses textes parlent essentiellement de sa nouvelle vie citadine. Il monte un groupe avec quelques amis et en deux ans ils deviennent le groupe à la mode de la ville. En 1938 ils sont repérés par un producteur qui les emmène en studio, le seul de la ville. Solomon Linda et son groupe gravent plusieurs chansons dont une nommée Mbube qui signifie le lion en Zoulou. Lors de son enregistrement, à la toute fin de la prise Solomon improvise une mélodie que tout le monde associe aujourd’hui à la chanson de Diney : Le lion est mort ce soir !
Il s’agit là d’une quinzaines de notes improvisées à la fin d’une chanson.. Et pourtant ces quelques notes vont être à l’origine de la plus incroyable histoire de la musique populaire du 20eme siècle !
A l’époque, en Afrique du sud, la notion de droit d’auteur est quasi inexistante. Le studio qui deviendra quelques années plus tard le label « Galo » reverse l’équivalent d’une dizaine d’Euros à Solomon et presse le disque sans autre forme de contrat. Celui-ci se vend très convenablement en Afrique du sud et Solomon devient une petite star locale sans pourtant empêcher un seul dollar de droit d’auteur !
L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais elle va rebondir quelques années plus tard à des milliers de km de Johannesburg
Nous sommes à la fin des années 40, Pete Seeger vit dans un minuscule appartement de Greenwich  village . Il joue depuis très peu de temps  dans un groupe, avec Woody Guthrie, sous le nom des weavers, au sein duquel ils chantent le vieux répertoire folk ainsi que des compositions à la gloire des travailleurs opprimés.  Un beau jour, quelqu’un frappe à sa porte. C’est son ami Alan Lomax. A cette époque Alan travaille pour Decca records et repêche régulièrement des 78 tours que le label s’apprête à envoyer à la poubelle. Un lot de plusieurs disques venant d’Afrique tombe ainsi entre ses mains et une chanson attire tout particulièrement son attention. Elle se nomme “Mbube » . Ne trouvant pas d’autres indication sur l’origine de la chanson que le nom des interprètes Alan et Pete en déduisent qu’il s’agit d’un air traditionnel Africain enregistré par un groupe nommé Solomon Linda and the Evening Birds 
Rian Melan pour le courrier internationnal  nous raconte la suite  :  
Pete place le 78 tours sur son vieux Victrola et s’installe dans son fauteuil. Il est subjugué. Il y a cet air si facile à retenir et ce falsetto incroyable qui sonne comme une cornemuse. “Mince alors! Moi aussi je peux chanter ça”, se dit-il ! Il sort un stylo et un papier et commence à retranscrire la chanson, mais il n’arrive pas à comprendre les paroles au milieu des crachotements du disque. Les Zoulous chantent “Uyimbube, uyimbube”, mais Pete entend quelque chose comme “awimboowee”, ou peut-être “awimoweh”, et c’est ce qu’il écrit.
Plus tard, il apprend la chanson à son groupe, les Weavers, sous le nom de Wimoweh. Lorsque le band décroche une série de concerts au Village Vanguard le succès est aussi foudroyant qu’inattendu. La foule vient en masse écouter ces vieux airs folks qui étaient pourtant presque tombés dans l’oubli. Le succès se poursuit six mois durant jusqu’à attirer l’attention de Gordon Jenkins directeur musical chez Decca records. Le premier album sort en Juin 1950 et obtient un très beau succès qui sera, en partie, à l’origine du renouveau folk des années 60. En quelques mois les Weavers deviennent des stars ! Leur tube, la chanson incontournable sur scène, est, bien entendu, la   chanson que Seeger avait appelée Wimoweh et qui ne sera finalement enregistrée que l’année suivante sous la direction de Jenkis, qui propose au groupe un arrangement jazz très loin de leur univers habituel. Le succès est pourtant au rdv, le magazine musical Billboard le sacre même  “choix de la semaine” !
Quelques jours après la sortie de la chanson aux Etats Unis le label sud africain, Gallo, a vent de l’affaire et contacte la maison de disque Américaine en faisant valoir ses droits sur la chanson.
Or comme nous le savons, dans les faits, aucun contrat n’avait été signé entre Solomon et Galo ! Qu’importe, le directeur de la maison de disque convoque Solomon et lui fait signer un contrat dans lequel il renonce à ses droits. Le fait que solomon soit illettré et ignorant de toutes ces notions juridiques a bien entendu grandement facilité l’opération. En contrepartie on lui offre un boulot d’ouvrier sur les chaînes de fabrication du label
Quelques semaines plus tard un arrangement est signé et Galo cède presque tous les droits de la chanson à Howie Richmond, président de la TRO, un empire Américain dans le domaine de l’édition musicale.
Les royalties tombent comme la neige à Noel jusqu’au jour où des militants antiapartheid mettent  Seeger en contact avec un avocat de Johannesburg qui lui apprend que la chanson à bel et bien un créateur et que celui-ci vit dans des conditions misérables en Afrique du sud !  Lorsque le contact est établi, Seeger envoi en Afrique du sud un chèque de 1 000 dollars et donne instruction à sa maison de disque  de faire de même pour tout futur paiement sur sa part des droits. Folkways, le label de Seeger, n’appliquera la consigne qu’à la marge.
A la même époque, les Etats-Unis s’engagent dans une lutte acharnée contre le communisme, et on se met à chercher des rouges jusque sous les lits.  Wimoweh vient d’entrer au hit-parade lorsqu’un certain Harvey Matusow se présente aux enquêteurs fédéraux de Washington, le 6 février 1952, avec une liste de membres du Parti communiste. Trois des Weavers, y compris Pete Seeger, en font  partie. Le scandale est immédiat et tous les concerts des Weavers sont annulés ! Les stations de radio déprogramme la chanson qui disparaît des listes des meilleures ventes .
Les Weavers sont morts, mais Wimoweh vit toujours dans les mémoires.
il faudra attendre 10 ans de plus pour que la mélodie remonte, encore une fois, à la surface.
Je cite toujours Rian Melan
En 1961 les Tokens, des petits gars juifs de Brooklyn à peine sortis du lycée, décroche un contrat pour trois disques chez RCA Victor avec une avance de 10 000 dollars. Leur leader, Jay, avait appris Wimoweh sur un vieux disque des Weavers. Les producteurs  remettent la main sur le disque des weavers et constatent que l’arrangement est crédité à Paul Campbell. Ils en déduisent donc qu’ils ont affaire à un air traditionnel qu’ils peuvent adapter à leur guise au nom du  fameux « folk process ». Ils choisissent de changer les paroles et vont chercher  un certain George David Weiss, un arrangeur qui commence à se faire un nom dans le métier. Il démonte la chanson et  en extirpe la petite mélodie de fin. “La mélodie miraculeuse de Solomon Linda”, s’impose et devient le cœur de la chanson avec de nouvelles paroles : “In the jungle, the mighty jungle…”.
Nous voilà donc avec une chanson parfaitement calibré pour la pop music qui a été bâtit sur  un bout d’une mélodie de la chanson Wimoweh qui était elle-même une reprise approximative de l’air original. Nous sommes en plein dans le folk process, sauf que, Hélas pour eux, Mbube était un original et faisait l’objet d’un copyright américain depuis 1952 (la fameuse société d’édition TRO).
Lorsque The Lion Sleeps Tonight commence à être diffusé par les radios américaines, Howie Richmond (président de la société d’édition TRO) reconnaît tout de suite la ligne mélodique et hurle au scandale. Un arrangement est conclu à condition que les droits d’édition pour The Lion Sleeps Tonight soient reversés à la TRO. En contrepartie George David Weiss pouvait, quant à lui, encaisser les droits d’auteurs de la chanson. Il devra néanmoins préciser que sa chanson est une adaptation d’un arrangement du fameux Paul cambel, qui n’existe pas, mais qui a pour avantage de permettre à Folkways de prendre sa part du gâteau. Le seul qui reste totalement oublié dans cette histoire  est solomon Linda qui n’a toujours pas touché un seul centime sur l’exploitation de sa mélodie. Son nom n’est d’ailleurs même pas mentionné dans le contrat . La chanson devient rapidement un tube mondial, repris dans tous les pays jusqu’à la consécration offerte par Disney pour son film « le roi lion »
Au début des années 90 les droits d’auteurs de la chanson le lion est mort ce soir sont évalués à 16 millions de Dollars ! Solomon lui était mort depuis 1962. La société d’édition Tron qui avait récupéré les droits de la chanson lui envoyait de temps en temps quelques centaines de dollars qui lui permettait de se payer, à la fin de sa vie, de nouveaux costumes et d’acheter un phonographe pour écouter sa chanson à la maison . Ces quelques piécettes étaient versées par un intermédiaire local du nom de Raymond Tucker.
Le montant exact est resté ignoré jusqu’à ce que l’affaire soit prise en main par un journaliste et musicien du nom de Ryan Laman . Ryan n’est pas n’importe qui, il s’agit du descendant du premier ministre qui a introduit la ségrégation en Afrique du sud. Il en a toujours gardé un grand sentiment de culpabilité qui l’a conduit très jeune à s’engager dans la lutte pour l’égalité des droits. Lorsqu’au début des années 90 il apprend toute cette histoire il décide d’en faire le combat de sa vie. Après plusieurs échanges de mail avec Raymond Tucker il comprend que les droits d’auteur reversés à la famille représentent moins de 100 euros par mois ! Ces droits couvrent l’exploitation de la chanson Wimoweh et le lion est mort ce soir ! En synthèse la société d’édition TRO a donc touché 16 millions de dollars de droits d’auteurs et a reversé quelques centaines de dollars au créateur de la mélodie.
Un énorme procès s’en suit. Mais le dossier est complexe car juridiquement Solomon avait cédé ses droits à Gallo qui les avaient revendus à la société TRO. Néanmoins les avocats défendent un abus de position dominante. Le résultat de ce gigantesque procès.  Finit par attribuer les droits de The Lion Sleeps Tonight à Weiss et à ses associés, sous réserve qu’ils envoient “10 % des droits sur les interprétations” à la famille de Solomon Linda. 
Ce chiffre peut sembler énorme au vue des sommes en jeu, mais à vrai dire les interprétations ne représentent que très peu d’argent dans le monde du show businness. Le pactole est toujours empoché par l’auteur, le compositeur et la société d’édition.
Quel est donc finalement le montant reversé à la famille?
A l’heure où j’écris ces lignes nul ne le sait. En effet, un accord de confidentialité a été signé et une société de gestion du fond a été créé, à Johannesburg, pour gérer les droits. Cette société n’a jamais communiqué à la famille le montant des droits d’auteurs ouvrant ainsi un nouveau chapitre dans le conflit qui oppose depuis maintenant deux générations le créateur de la chanson et ses descendants au Show Business.

Cette histoire incroyable nous rappelle que même lorsque la chanson s'adresse aux gamins l'univers du show business n'est jamais un jeu d'enfant !

Sources
https://en.wikipedia.org/wiki/Chubby_Parker
https://en.wikipedia.org/wiki/National_Barn_Dance
http://leradiofil.com/RadioUS.htm
http://histgeo.free.fr/crise.html
https://en.wikipedia.org/wiki/Sears
https://en.wikipedia.org/wiki/Frog_Went_a-Courting
https://www.mamalisa.com/blog/the-many- ... a-courtin/
http://www.kitchenmusician.net/pages/folk-process.html

https://laurierileymusic.com/2013/06/28 ... he-change/
https://www.courrierinternational.com/a ... mille-vies

vox populi
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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » sam. 20 mars 2021 06:46

Interlude 2 : Les Settlement Houses

En complément du chapitre consacré à la chanson King Kong Kitchie Kitchie Ki-Me, qui est une chanson pour enfant, il me semblait intéressant de proposer un interlude s'attachant à décrire le mode de transmission de la musique folk. Pendant très longtemps le folklore se transmettait au sein des familles. Les anciens enseignaient les airs et les danses aux plus jeunes. A partir de la fin du 19eme siècle l'enseignement de la folk music va devenir un enjeu social et politique majeur, en particulier à travers les settlement houses.

Dans cet article je reprendrai très largement les écrits et le travail de camille Moreddu, une folkoriste et musicienne Française (une des rares) qui a écrit une thèse remarquable sur l’usage politique de la folk à l’époque du New Deal . Dans ses recherches elle a consacré un chapitre aux Settlement houses.
Le Settlement movement est un mouvement social qui trouve ses origines à Londres et qui s'attache à réunir les riches et les pauvres pour vivre plus étroitement ensemble dans une communauté solidaire au sein de la société.
Ce mouvement migre vers les Etats Unis en 1890 grâce à la militante progressiste Jane Addams.
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Les premières maisons d'accueil sont alors crée dans les zones urbaines pauvres du Pays. Des Hommes et des femmes éduqués travaillent et vivent au sein de ces structures, dans le but d’ alphabétiser et instruire une population pauvre et bien souvent immigré. L’approche qui consiste à penser que le manque d’instruction est la principale cause de la pauvreté est, à la fin du 19eme siècle, révolutionnaire dans une Amérique où le destin est régit par la volonté de Dieu et par les valeurs intrinsèques de chaque individu.

Entre 1890 et 1910 500 centres d’accueil vont ouvrir partout aux Etats Unis  !

Le développement de ces structures est en particulier dû aux fortes migrations qu’a connu le pays durant cette période . Plus de 12 millions d'Européens vont, en effet, effectuer la traversée pour aller travailler dans les usines Américaines . Ils viennent essentiellement d’Irlande, de Russie et d'Italie. Dans le cadre du rapide développement industriel des Etats Unis les villes américaines vont devenir des mégalopoles à l’air irrespirable et les pauvres seront bientôt relégués dans les quartiers périphériques. L’intégration de cette nouvelle population devient très vite un enjeu politique majeur. La création des maisons d’accueil est encouragée par le gouvernement et il en existe bientôt dans toutes les grandes villes du nord. Les Settlement houses vont également s’implanter dans les montagnes des Appalaches dont la population est, elle aussi, frappée par la pauvreté, l’isolement et le manque d’instruction. Néanmoins les approches culturelles des maisons d’accueil des grandes villes du nord et celle des Appalaches seront radicalement différentes.

Les Settlement houses des grandes villes

Dans les Settlement houses des grandes villes les éducateurs (Essentiellement des femmes) sont acquis au mouvement progressiste qui émerge alors dans tout le pays. Ils partagent en particulier les approches des nouveaux théoriciens de l’éducation qui remettent en cause les méthodes d’éducation antérieures. Ces pédagogues prônent la nécessité d’une réforme de l’éducation prenant en compte les stades de développement des enfants et donnant la primauté à un apprentissage pratique plutôt que théorique. On encourage, dans ce cadre, la pratique de l’art et au delà de toute activité de groupe.
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Cette approche va jouer un rôle crucial dans l’apprentissage de la musique. Pour ce courant de pensée l’ouie est le sens premier et la musique constitue donc l’élément primal de la constitution mentale des Hommes. Sa pratique est un facteur essentiel pour le bon développement émotionnel des enfants. Apprendre la musique aux enfants est donc la première pierre indispensable pour garantir, non seulement le développement de l’individu, mais aussi la création d’une société future harmonieuse et plus juste.
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Oui, mais quelle musique faut il alors enseigner aux enfants ?

L’éducation traditionnelle promeut « la bonne musique » c’est à dire la musique classique. Celle cie nécessite cependant une initiation théorique à travers l’apprentissage du solfège. Cette approche théorique étant fermement réfutée par les pédagogues progressistes ils se tournent alors vers..la folk music !
La folk music est conçue, par cette école de pensée, dont le défenseur le plus célèbre est Stanley Hall, comme l’ancêtre de la musique savante occidentale. Pour Hall, les jeunes enfants doivent d’abord apprendre à chanter par répétition et Il préconise l’usage de folk songs comme support adéquat pour l’apprentissage oral et vocal de la musique.
D’autres professeurs de musique influant comme Thomas Whitney Surette sont rapidement acquis aux thèses de Stanley Hall. Surette fonde en 1915 la Concord Summer School of Music dans le but de former les professeurs de musique aux méthodes de l’éducation progressiste et donc, entre autre, à l’usage des folk-songs

La folk devient le premier contact musical de l’enfant, la porte d’entrée indispensable pour accéder, plus tard, au goût de la grande musique. Cette pensée est resté très longtemps dominante aux Etats Unis. Alan Lomax dira, dans les années 60, « toutes les folk songs sont des chansons destinées aux enfants et c’est parce qu’elles plaisent aux enfants qu’elles survivent, de génération en génération « 

Cette approche première du son va bientôt être complété par la découverte du corps et du mouvement grâce à l’enseignement des danses Folk au sein des Settlement houses ainsi que de nombreuses écoles publiques progressistes. L’argument est toujours le même. La simplicité de ces danses est la porte d’entrée idéale pour comprendre le rythme et le rapport naturel du corps avec la musique.
Le succès de ces programmes va conduire à une réflexion plus étendue au sein de nombreuses maisons d’accueil des grandes villes. Bientôt on ne se contente plus d’enseigner les airs et les danses Américaines. Les éducateurs promeuvent la pratique des répertoires folk venant des pays d’origines des migrants qui habitent avec eux au sein des Settlement houses. Ils le font dans le but de rétablir un sentiment d’appartenance communautaire chez les immigrés récents et de renforcer les liens intergénérationnels. Dans la pratique, cette idée se traduit par l’organisation de festivals de danses et de chants folk censés représenter les répertoires spécifiques de tel ou tel groupe ethnique.

Cette pratique est cohérente avec la philosophie progressiste de laquelle se revendique la plupart des éducateurs. L’identité Américaine est perçue, par eux, comme comprenant de multiples identités ethniques. Ce mélange est ensuite rendu cohérent par l’esprit démocratique qui en découle.
L’approche va peu à peu s’étendre hors des maisons d’accueil pour conquérir de nombreuses écoles privées et publiques ne s’adressant pas spécifiquement à un public immigré. Les airs folks Européens (en particulier les airs Italiens et d’Europe de l’Est) sont enseignés dans le but d’encourager les enfants à la tolérance inter-ethnique. Les éducateurs considèrent, en effet, la pratique des répertoires folk comme un vecteur privilégié pour enseigner aux enfants les valeurs progressistes de tolérance et d’ouverture sur le monde.
Au bout du compte l’objectif des éducateurs n’est pas de reproduire exactement une danse ou une ballade Européenne mais davantage de créer des liens entre les individus dans le but de construire une américanité pluri-culturelle en permettant d’y intégrer toutes les origines ethniques présentes dans les grandes villes industrielles .
De ce fait le répertoire est rapidement adapté au goût des éducateurs ou au public visé. Les instructions concernant les pas de danse sont, par exemple, rarement respectées, les instruments d’accompagnements spécifiques à certaines ballades ou danses sont la plupart du temps remplacées par du piano et il n’est pas rare qu’une mélodie bulgare finisse par accompagner une danse hongroise. Plus étrange encore les éducateurs ne se tournent que rarement vers les migrants pour obtenir des informations sur les styles d’interprétation ou sur les pas de danse de leur pays d’origine. Ils tirent leurs informations de recueils de danses édités, en particulier, par Cecil Sharp qui vit en Amérique depuis le début de la première guerre mondiale.
Au fil des ans se développe, peu à peu, un rejet des danses et chants typiquement Américains dans les Settlement houses des grandes villes. Les éducateurs estiment en effet que le folklore Européen est plus ancestral et de ce fait plus authentique que les danses de salons Américaines. C’est à partir de cette notion d’authenticité du folklore (pourtant largement fantasmée, du fait même des adaptations hasardeuses qu’ils en ont fait) qu’une majorité des éducateurs souhaitent fonder la nation Américaine.
L’ouverture d’esprit des milieux progressistes reste cependant cantonné à l’Europe. On ne trouve, en effet, dans leurs pratiques, que très exceptionnellement des éléments du folklore chinois, japonais ou indiens. Plus incroyable encore, la danse Africaine est presque ignorée. Le racisme contre les noirs reste, au début du 20 eme siècle, insurmontable aux Etats Unis, même pour un Américain progressiste. .
Quoi qu’il en soit les éducateurs des grandes villes inventent un folklore Américain multiculturel. Il en va tout autrement dans les Settlement houses qui s’installent, à la même époque, dans les montagnes des Appalaches.

Les Settlement houses des Appalaches

A partir de 1880 l’industrialisation de l’Amérique s’accompagne d’une volonté de désenclaver les Appalaches, riches en matière premières indispensables aux usines des grandes villes. On construit des voies de chemins de fers, on ouvre des mines et on fait venir des milliers de migrants pour y travailler. Il s’agit également de former la main d’œuvre locale. Dans cet objectif on fonde de nombreuses missions et surtout on crée des settlement schools pour éduquer la population. La plupart des éducatrices des settlement schools des Appalaches sont des jeunes femmes de la bourgeoisie urbaine, issues des villes du Nord-Est. Le contenu des enseignements est vaste – économie alphabétisation, tâche domestique, dessin mais aussi musique !
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Peu à peu les enseignantes découvrent un répertoire très différent de celui des grandes villes. L’idée que ce répertoire serait un héritage direct des premiers colons Anglais, miraculeusement préservé du fait de l’isolement géographique de ces contrées, est un choc pour de nombreux éducateurs et missionnaires qui se posent rapidement en défenseur de cette culture qu’ils craignent de voir disparaitre. Ils mettent alors en place divers projets d’intervention culturelle. Les enseignantes en défendant ce patrimoine au sein des grandes villes attirent l’attention des collecteurs qui vont bientôt affluer dans ces terres reculées. Parfois c’est les enseignantes elles mêmes qui vont collecter les ballades !

La Hindman Settlement School Fondé, en 1902, par deux femmes dans le comté de Knott, Kentucky, va, par exemple devenir l’un des centres névralgiques de la collecte de ballades Anglaises.

Katherine Pettit, une des deux fondatrices, va produire un travail tellement remarquable qu’il sera publié en 1907 par le Journal of American Folklore !
En popularisant ces ballades supposées avoir des racines authentiquement Anglaises les Settlement Schools des Appalaches contribuent à la représentation idéalisée d’une Amérique originelle blanche et ethniquement homogène..A l’opposé exacte de la représentation des Settlement houses des grandes villes !

Tout comme les éducateurs des villes ont idéalisé le folklore Européen, ceux des Appalaches ont, eux aussi, exagérées la pureté du répertoire des fermiers des montagnes censés être les descendants des premiers colons Anglais. En effet Si des populations d’origine Anglaise s’installent dans les montagnes à partir de 1790, les colons Allemands et Néerlandais y sont également très nombreux et les noirs Américains représentent 20% de la population dès le milieu du 19eme siècle. Toutes ces cultures vont fortement influencer le répertoire des Appalaches. Les musiciens vont, par exemple adopter le banjo, instrument Africain. Ils vont également utiliser dans leur musique la technique du yodel, typiquement germanique. Enfin ces populations n’étaient pas entièrement coupés des musiques des villes à travers, par exemple, les spectacles des Minstrels venus de Broadway.

Quoi qu’il en soit, aujourd’hui encore, l’existence de ces deux Amériques « fantasmées » subsistent. D’un côté l’Amérique des grandes villes, ouverte sur le monde et de l’autre l’Amérique rurale attachée à ses traditions et son mode de vie. L’histoire des États Unis est celle d’une contradiction, un pays jeune et pourtant, depuis toujours, à la quête de ses origines.
Modifié en dernier par vox populi le dim. 9 mai 2021 05:07, modifié 1 fois.

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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » mar. 23 mars 2021 07:57

Toujours dans le cadre de la transmission, je ne peux m'empêcher de vous partager cette vidéo extraite de l'émission Lomax the hound of music qui était diffusée sur la chaine PBS dans l'objectif de participer à l'éducation musicale des enfants de 4 à 7 ans. Cette émission est devenue culte aux Etats Unis même si elle a dû être arrêté assez rapidement pour une histoire de droits entre les groupes télévisuels.
Tous les épisodes sont sur youtube et c'est génial!


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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » ven. 26 mars 2021 22:37

Chapitre 9 : Uncle Eck Dunford - Old Shoes & Leggins



Set One: Ballads; Disc One; Track Twelve: "Peg and Awl" performed by The Carolina Tar Heels. "Vocal duet with harmonica, banjo, guitar." Recorded in Atlanta on October 14, 1928. Original issue Victor V-4007A.


Introduction
Dans ce chapitre nous allons aborder, à travers la chanson du jour, le thème du mariage forcé qui est récurrent dans l'old time music. Nous verrons que, paradoxalement, il est souvent traité sur le ton de l'humour ce qui nous permettra d'aborder, de façon inattendue, le sujet de la satire et de l'humour dans la folk.

Old Shoes and Leggins : une protest song dissimulée sous une farce

Old Shoes and Leggins est une chanson originaire d’Écosse apparue pour la première fois en version imprimée au début du 16eme siècle. La chanson évoque le destin d'une jeune fille obligée, sur le conseil insistant de sa mère, de se laisser courtiser par un vieil homme. Il y a un certain nombre de raisons évidentes pour lesquelles un vieil homme qui a accumulé le pouvoir du monde voudrait posséder une belle jeune femme.
La littérature regorge de telles histoires, impliquant souvent des mariages forcés et des fins tragiques. Mais quand le vieil homme n'a pas d'argent, la tragédie se transforme en farce. La fille fait ce qu'il faut pour accueillir le vieil homme mais celui ci se ridiculise dans toutes les situations. Il a peur du chat lorsqu'il entre dans la maison, il mange comme un goret et lorsque la jeune fille lui donne des outils de travail elle s’aperçoit qu'il ne sait pas s'en servir. Même au lit il est incapable de faire ce qu'il faut. La mère finit par conseiller à sa fille de le renvoyer d'où il vient, couvert de honte et de ridicule.

Le thème d'une jeune femme épousant un vieillard était très répandu dans les chansons Ecossaises et Anglaises. il était l'occasion pour les gens du peuple de se moquer des bourgeois qui cherchaient à acheter la beauté avec de l'argent mais il correspondait également à une réalité historique et celle cie persiste encore aujourd'hui, y compris en occident.
Ainsi 250 000 enfants et adolescents ont été mariés entre 2000 et 2010 aux Etats Unis et la moitié des États n'appliquent toujours pas d'âge minimum pour le mariage. Citons par exemple, la louisianne , la floride, le mississipi mais aussi des Etats du nord comme le Michighan ou l'Ohio et même l'Etat de Washington.

Old shoes and leggins était une chanson très célèbre dans les montagnes des Appalaches. Les chercheurs la considèrent même parfois comme une des premières protest song puisque de nombreuses filles la chantaient à leurs parents lorsque ceux cies voulaient l'épouser à un vieil homme pour bénéficier d'une dote confortable.

Dans la grande tradition du folk process il existe un très grand nombre de variations de cette chanson, et presque toutes date de la même époque que Old Shoes and Leggins


Les variations de la chanson
La chanson la plus connue se nomme A old man come courin me. Elle est considérée par la plupart des folkloristes comme la chanson racine, comprenez qu’old shoes and leggins serait une variation de A old man come courin me et non l’inverse. Ceci est assez difficile à confirmer car elle vient également d’Ecosse, et a été édité à la même époque. Ce qui est certain c’est qu’a old man come courin me est la chanson la plus célèbre sur le thème du mariage forcé. En comparant les deux chansons les situations varient légèrement mais le fond est identique.


Dans la version d’Eliza Carthy la fille emmène le vieil homme à l’église et au salon de thé. A chaque fois il l’a met dans l’embarra. La différence essentielle entre les deux versions se situe au moment de la conclusion. Dans la chanson Old Shoes le vieil homme retourne dans sa montagne alors qu’ici il reste dans son lit mais, la nuit, la femme se glisse en dehors de la chambre pour rejoindre son jeune amant.
Dans cette version le refrain attire particulièrement l’attention
Car il (le vieil homme) n'a pas de falorum, faliddle-aye-orum
Il N'a pas de falorum, faliddle-aye-ay Il
Il n'a pas de falorum, et il a perdu son dingdorum
Alors quand tu es jeune, n ‘épouse jamais un vieil homme
Un linguiste rusé s’interrogea sur le sens de ces termes obscurs Il conclura que Falorum» est le génitif pluriel du latin «phallus» et devrait être plus correctement orthographié «phallorum»

Voici une autre version qui ne contient pas ce refrain sexuel. La chanson est interprétée par Jeannie Robertson qui est sans aucun doute la chanteuse traditionnelle écossaise la plus célèbre du 20eme siècle. Elle avait une connaissance encyclopédique de la folk musique écossaise, à tel point qu’Alan Lomax lui même a traversé l’Atlantique pour la rencontrer , après l’avoir entendu chanté "Andrew Lammie" ("Mill o 'Tifty's Annie"), d'une durée de plus de 13 minutes ! À la fin de l’entretien elle a chanté, à Alan, les parties de l'histoire qu'elle n'avait pas chanté sur disque!


La qualité de l’enregistrement étant moyenne, je vous propose une autre chanson de la dame, vous permettant ainsi de mieux saisir la beauté de sa voix


Une autre version populaire de la chanson old shoes and leggins se nomme the old man from Lee.
Là encore la structure de la chanson est exactement la même  mais les situations diffèrent quelques peu. Le changement le plus important se situe à la fin de la chanson quand la mère force la jeune fille à se marier donnant au morceau un air tragique que les deux précédentes versions n’avaient pas.


Une autre variation se nomme His Old Grey beard Kept Waggin', ici interprété par Ewan MacColl. Il s’agit d’un dramaturge et chanteur dont vous connaissez au moins une chanson.
Une idée ?
Non ?
Quelques mots sur lui avant de lever le mystère sur le morceau tellement fameux.
Dans les années 30 il fonde une troupe de théâtre engagée à l’extrême gauche qui inquiéta suffisamment les services secrets pour que ceux cies ouvrent un dossier à son nom. A partir des années 50 il se passionne pour la folk music et  participe aussi au collectage de ballades traditionnelles. Il enregistra une centaine d'albums dont l’ensemble des child ballads soit une collection de 305 chansons ! il a également composé plus de 300 chansons dont certaines seront reprises par des chanteurs comme Elvis preley ou johnny cash.
Sa composition la plus célèbre est la chanson Dirty Old Town reprise avec le succès que l’on sait plusieurs années plus tard par the pogues


Un autre variante célèbre se nomme The Old Man from Over the Sea
Dans cette version le mal(e), si j'ose dire, vient de la mer, puisque le vieil homme est un marin que la mère de la jeune fille lui demande d'accueillir à son retour de voyage. La chanson se finit exactement comme Old Shoes and Leggins puisque la mère conseille à la jeune fille de renvoyer le vieil homme d'où il vient


Il ne s'agit ici que de quelques exemples qui présentent quelques déclinaisons de la chanson. Nous aurions pu y consacrer plusieurs pages encore tant il existe de versions différentes tant au niveau de la mélodie que de l'histoire.
La chanson qui nous occupe aujourd'hui a été enregistré par Eck Dunford à Bristol, en octobre 1928, soit un peu plus d'un an après les fameuses séances de bristol qui marquent, pour beaucoup, le big bang de la musique counrty.

Qui était Eck Dunford ?
Rene rodgers, une des spécialistes Américaine de l’histoire de la country music nous en dresse le tableau
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Il est né Alex Dunford le 30 mai 1875 à Ballard Branch près de Galax, en Virginie. Fait intéressant, il a deux dates de naissance enregistrées - 1875 et 1878 - mais celle de 1875 provient de sa pierre tombale  ce qui la rend plus probable. Plusieurs sources nous disent que l'oncle Eck était un peu excentrique, portant un pardessus et des couvre-chaussures en toutes saisons, peu importe le temps, On dit qu’iI ajoutait à son accoutrement des cache-oreilles roses lorsque les températures devenaient froides.  Il était connu pour ses blagues, mais il se démarquait également des autres chanteurs de la région de Galax en citant fréquemment Shakespeare et Robert Burns, montrant ainsi un homme qui prenait le temps et de l’intérêt à lire et à s'instruire.
Au tournant du 20e siècle, l'oncle Eck a construit une cabane à Galax composée d'une grande pièce et d'une cuisine adossé. Il vécu dans cette cabane jusqu’à sa mort en 1953.
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Un grand nombre de photos ont été retrouvés dans sa cabane après sa mort, avec un trépied et d'autres équipements photographiques.  Malheureusement, beaucoup de ces photographies ont maintenant été perdues. En tant que photographe amateur, l'oncle Eck semblait se concentrer sur les images de la vie quotidienne autour de lui à Galax. Une de ses photos a été utilisée par Mike Seeger et John Cohen sur la couverture du New Lost City Ramblers Song Book.. Oncle Eck comme on l’appelait à Galax a également travaillé comme cordonnier de chaussures, et une machine à coudre en cuir Singer a également été trouvée dans sa cabane, mais il était surtout un violoniste, un guitariste et un conteur hautement qualifié !  

Il a joué avec une foule d'autres musiciens et groupes. Il a enregistré pour la première fois aux fameuses bristol sessions.
Le premier titre à être commercialisé le sera quelques semaines plus tard seulement. Il s’agit de la chanson Skip to Ma Lou, My Darling.


Une autre chanson enregistrée durant les sessions de bristol sera commercialisé par la maison de disque victor sous le nom de Old Time Corn Shuckin.


Sur ce titre Dunford joue du violon mais présente aussi les musiciens de la session. Sa voix très particulière a mis son talent comique au premier plan et sur cette base, Ralph Peer (le fameux producteur qui a organisé les sessions de bristol) invita Uncle Eck à Atlanta pour enregistrer quatre monologues comiques, dont deux répertoriés comme compositions originales - «Sleeping Late» et «The Taffy Pulling Party» .
Il s’agit en fait de véritables sketchs plus ou moins chantés et accompagnés par quelques notes de violon!

Je n’ai pas trouvé les extraits de ces deux chansons mais en voici une autre , enregistrée par Dunford , qui donne une idée de la chose ..

Des paroles bien écrites rendent évidemment un sketch de chanson drôle, mais la langue d'oncle Eck, son timing et sa prestation, et l'accent qu'il mettait sur certains mots soulignait leur valeur comique. Il enregistra plusieurs autres sketchs tout en intervenant en tant que musicien de sessions pour d’autres groupes à la recherche d’un violoniste compétent.
Oncle Eck était donc ni plus ni moins qu’un précurseur de la folk music humoristique, un genre méconnu en France mais très répandu outre atlantique, car, à vrai dire, la musique FOLK se prête merveilleusement bien à la satire.

L’humour dans la musique Folk
Le style est devenu particulièrement à la mode grâce à Allan sherman, un comédien américain qui à partir du début des années 50 s’amusa à parodier des chansons à succès. Il le faisait d’abord dans le cadre familial, mais très vite on lui a demandé de les interpréter lors des soirées auxquelles assistaient les amis du show-biz. Il ne tarde pas à signer un contrat avec Warner Bros et, en 1962 il sort l’EP My Son, the Folk Singer qui se vend à plus d’un million d’exemplaires!
L’album est enregistré devant un public et chaque chanson est une parodie d’un succès Américain. Le disque est également rempli de jeux de mots et de références à la culture juive ainsi que de blagues sur l’actualité
Voici le lien pour écouter le disque

Pour l’apprécier à sa juste valeur il est fortement conseillé d ‘être anglophone

Le succès de Sherman fera de nombreux émules . Citons entre autres The Smothers Brothers qui mélangeaient la folk et le stand up


Un autre exemple fameux reste celui de Dan Sorkin qui enregistra plusieurs disques de conférences humoristique sur le chant folklorique
Un autre duo resté célèbre se nommait Homer et Jethro


On retrouve également l’humour dans des folks plus engagées, en particulier à travers le talking blues qui se caractérise par une suite de parole rythmée idéale pour faire passer des messages sérieux sur un ton humoristique. L’inventeur du talking blues se nomme Christopher Allen Bouchillon, un musicien hillbilly actif au début du siècle. Il enregistra le premier talking blues en 1926.
Voici ce morceau légendaire


Plus tard Woody Guthrie popularisa le genre avec la chanson Talking Hard Work qui est un titre hommage à son inventeur. Il est néanmoins dépourvu de l’humour rural qu’on pouvait trouver dans la chanson de Bouchillon.


des chanteurs comme Pete seeger ou Lee Hays  on poursuivi la tradition de Guthrie en interprétant des talking blues fortement engagés et politisés
Il faudra attendre Bob Dylan pour que le genre du talking blues retrouve son aspect humoristique à travers des chansons comme Talkin' World War III


Sur cette chanson Dylan retrouve le style de la satire. Une satire qui lance ses flèches à la ronde: la guerre, les médecins, les amis, l'auteur lui-même, l'anti-communisme primaire de l'époque, la politique, la société de consommation. Abraham Lincoln et une femme tirent leur épingle du jeu, mais l'humour est acerbe.
Le talking blues le plus célèbre du zim reste cependant Talkin' John Birch Paranoid Blues  cette œuvre dénonce l’anti communisme primaire sur un ton burlesque et a provoqué un scandale car Dylan préféra annuler un passage à la télévision plutôt que de la retirer de sa setlist, ce qui lui permit d'afficher son intégrité. Elle parut brièvement sur la première édition de "Freewheelin'" qui fut retirée de la vente (un des albums les plus chers au monde dans cette édition), puis fut finalement publiée en 1991 pour les "Bootleg Series", dans une version un peu différente.


La folk et l’humour avance donc comme deux compagnes inséparables, surtout sur scène où, souvent, le chanteur doit tenir l’auditoire armé de sa seule guitare. Dans ce contexte l’humour peut être une amie très utile, à tel point que des sites internet se sont créées afin de recenser les meilleurs blagues folk dans le but de permettre aux musiciens d’y puiser leur inspiration avant de monter sur scène
https://www.woodsongs.com/folk-jokes/
Par exemple lorsque vous vous apprêtez à chanter la chanson de Guthrie «this land is your land » vous pouvez dire : This land is your land, This land is my land … Ok, but please stay on your land!
Lorsque vous présentez votre joueur de banjo au public demandez lui combien il y a de cordes à un banjo ? ..5 cordes, de trop..
Et enfin la phrase idéale pour finir un concert de folk ?
That's all folks !

Sources
https://maxhunter.missouristate.edu/son ... px?ID=1539
http://www.lizlyle.lofgrens.org/RmOlSng ... Shoes.html
http://pancocojams.blogspot.com/2013/09 ... -song.html
https://www.lefigaro.fr/international/2 ... nfants.php
https://books.google.fr/books?id=P01MBA ... ng&f=false
http://www.fresnostate.edu/folklore/ballads/R066.html
https://mainlynorfolk.info/eliza.carthy ... rting.html
https://mudcat.org/thread.cfm?threadid=19426
https://mudcat.org/@displaysong.cfm?SongID=2432
https://www.birthplaceofcountrymusic.or ... IUWgPuedMs
https://www.nytimes.com/1964/03/01/arch ... rists.html
https://fr.qaz.wiki/wiki/Talking_blues
https://www.bobdylan-fr.com/trad/johnbirch.html
cry/18953/
https://www.woodsongs.com/folk-jokes/

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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » jeu. 8 avr. 2021 11:25


Chapitre 10 : Burnett & Rutherford - Willie Moore


Set One: Ballads; Disc One; Track Ten: "Willie Moore" performed by Burnett and Rutherford. "Vocal solo with 5-string banjo and violin." Recorded in Atlanta on November 3, 1927. Original issue Columbia 15314D (W145086).

Introduction :
Pour ce chapitre nous allons nous pencher sur une des chansons les plus mystérieuse de cette anthologie. Il s'agit d'un air que les folkloristes ne sont arrivés à rattacher à aucune époque ni à aucune autre composition. Le retour de la génération spontanée? Le débat fait rage



La chanson raconte une histoire tragique d'amoureux dont la romance se termine par la mort.
Voici les paroles

Willie Moore était un roi, il avait 21 ans
il courtisait une jeune fille belle et pure;
O, ses yeux étaient aussi brillants que les diamants dans la nuit,
Et noir ondulé était ses cheveux.

Il la courtisait nuit et jour,
«Jusqu'à ce qu'ils soient d’accord pour se marier
Mais quand il est venu pour obtenir le consentement de ses parents,
ils lui on dit que cela ne serait jamais.

Elle se jeta dans les bras de Willie Moore,
comme toujours
Mais il ne pensait pas qu'en se séparant cette nuit-là,
il ne verrait plus sa douce anna.

C'était vers le 10 mai,
Un jour dont je me souviens;
Cette même nuit, son corps a disparu
d'une manière qu'aucun mot ne peut dire

la Douce Annie était aimée par tout le monde,
Avait des d'amis partout;
Mais dans un petit ruisseau devant la porte de la cabane
le corps de la douce Anna a été retrouvé.

Elle a été emmenée par ses amis en pleurs,
et portée dans la chambre de ses parents,
et là, elle était vêtue d'un linceul de neige blanche,
et déposée dans une tombe solitaire.

Ses parents sont maintenant laissés seuls,
l'un pleure tout comme le second
Et dans un monticule herbeux devant la porte de la cabane,
Le corps de la douce Anna dort toujours.

Cette chanson a été composée dans l'Ouest fleuri
par un homme que vous n'avez peut-être jamais vu;
O, je vais vous dire son nom, mais pas en entier,
ses initiales sont JRD

Il s’agit là d’une des chansons les plus mystérieuse de l’anthologie.
Les paroles méritent une lecture attentive.
Dès le début de la chanson Willie Moore est présenté comme «un roi». Sans doute ce titre est il symbolique car si Willie Moore était réellement de sang royal il ne courtiserait probablement pas une fille dont la classe sociale est suggérée par la «cabane» de ses parents. D’autre part il est fort peu probable que les parents auraient, dans ce cas, refusé le mariage de leur fille. Il faut donc plutôt voir Willie Moore comme un jeune homme indépendant qui a réussit dans certains domaines et qui de ce fait ne peut être considéré comme un vagabond ou un homme sans avenir.
Son sérieux est confirmé dans la seconde strophe dans laquelle l’auteur insiste sur le fait que willie moore courtise celle dont son cœur est épris « jour et nuit ».
De son côté Anna n’est pas, elle non plus, une jeune fille facile. Willie Moore devra longuement la courtiser avant de pouvoir l’embrasser. Il ne s’agit donc ici nullement d’un amour d’adolescent. Leurs sentiments sont , sans nul doute, sincères et profonds.

Tous ces éléments amènent l'auditeur à considérer le refus des parents d'Anna comme non fondé et injuste. Ce refus est d’autant plus incompréhensible qu’il n’est jamais justifié par les parents d’Anna,comme si les motifs étaient trop dérisoires pour que l’auteur n’y consacre ne serait ce qu’une seule ligne !

Un autre aspect de la chanson qui interroge est le fait que, malgré son titre, la chanson ne parle presque pas de Willie Moore. L’auteur s’intéresse quasi exclusivement à Anna. Elle est présentée comme une fille pure. La luminosité de ses yeux rappellent celles des diamants. David J. Cantor, sur son blog, note que dans certaines versions de la chanson les cheveux ondulés d’Anna sont présentés comme étant de « la couleur du corbeau », un animal traditionnellement attaché à la mort. Son caractère est tout aussi pur que sa beauté. La chanson précise en effet qu’Anna (ou Annie, elle est présenté sous les deux prénoms) était aimée par tout le monde.
Ces éléments démontrent qu’Anna était une jeune fille exceptionnelle. Peut être est ce d’ailleurs la raison qui pousse les parents à vouloir la garder auprès d’eux. En effet la famille est visiblement pauvres et isolée, elle vie dans une cabane près d’un ruisseau, et les bras d’Anna sont sans doute très utiles aux tâches quotidiennes de la famille. Peut être que si Anna avait été moins attentive aux besoins de ses proches ses parents auraient eu plus de facilité à la regarder partir ?

Quoi qu’il en soit Anna est morte.

La question est de savoir comment ?
« D’une manière qu’aucun mot ne peut décrire » nous dit la chanson.
Encore une fois les mots sont mystérieux et incitent à poser diverses hypothèses.
Peut être s’est t’elle suicidé? C’est la version généralement retenue par les chercheurs et les chanteurs folk. Ainsi, dans sa version, Joan Baez rajoutera une strophe pour l’expliquer

"J'aime Willie Moore, répondit la douce Annie,
Plus que j’aime la vie,
Et je préfère mourir que de pleurer
et de ne jamais pouvoir être sa femme"



Pourtant lorsqu’on lit les paroles originales on pourrait tout aussi bien imaginer qu’Anna a été tué par ses parents ! On peut penser que la douce Anna s’est révoltée et que ses parents l’ont assassiné sous l’effet de la colère. Un indice pourrait confirmer cette hypothèse. Dans la version originale ce sont les amis de la jeune fille, et non ses parents, qui prennent soin du corps. L’auteur écrit comme si les parents avaient commis un acte tellement horrible qu’il les rends indigne de toucher le corps d’une jeune fille pure comme la neige

« Elle a été emmenée par ses amis en pleurs,
et portée dans la chambre de ses parents,
et là, elle a été vêtue d'un linceul de neige blanche,
et déposée dans une tombe solitaire »

Dans la version de Joan Baez, qui privilégie la thèse du suicide, les amis d’ Anna ne sont presque pas évoqués. Ce sont les parents qui, pris de regrets , partent à la recherche de leur fille dans tout le pays pour la retrouver

« Cette même nuit, la douce Anne a disparu,
Ils ont fouillé le pays.
Dans un petit ruisseau près de la porte de la cabane,
le corps de la douce Annie a été retrouvé »


Joan Baez soustrait à la version originale tous les aspects qui pourraient faire penser que les parents ont commis un infanticide. Quoi qu’il en soit, si l’hypothèse du crime est exacte, il faut, dans ce cas, voir dans les larmes des parents, à la fin de la chanson, des larmes de culpabilité tout autant que de tristesse.

Un autre aspect mystérieux de la chanson est la référence à la date du 10 mai comme étant le jour du drame

C'était vers le 10 mai,
Un jour dont je me souviens;
Cette même nuit, son corps a disparu
d'une manière qu'aucun mot ne peut dire


Plusieurs versions postérieures occultent cette date, elle est pourtant importante dans l’histoire des Etats Unis. Le 10 mai 1865 est en effet le jour où Le président des Etats confédérés d’Amérique, Jefferson Davis, a été fait prisonnier en Géorgie. Les dernières troupes du Sud déposent alors les armes. Introduire cette date dans la chanson est sans aucun doute une manière pour l’auteur de montrer l’importance qu’à eu ce fait divers sur l’ensemble de la communauté du comté . C’est un évènement aussi inoubliable que la fin de la guerre civile !

On ne peut que s’étonner, également, du changement de prénom dans la chanson. Elle se nomme Anna ou Annie, deux prénoms proches et pourtant différents. La racine est la même : Anne qui signifie « grâce  en hébreu. En Angleterre Anne est devenu Anna et en France une variation est née sous la forme d’ Annie. Est ce à dire que la fiancée de Willie Moore aurait des origines lointaines en France ? Il s’agit là d’une des nombreuses questions qui restent sans réponse dans la chanson.

La dernière strophe est sans doute la plus mystérieuse

Cette chanson a été composée dans l'Ouest fleuri
par un homme que vous n'avez peut-être jamais vu;
O, je vais vous dire son nom, mais pas en entier,
ses initiales sont JRD


Qui est donc ce JRD  et pourquoi le citer? .

Il est en effet très rare qu’une chanson folk cite son auteur. Dans la tradition folk la plupart des œuvres sont collectives. Elles proviennent et appartiennent au peuple. En citant son auteur la chanson rompt avec la tradition, très probablement dans le but d’affirmer sa modernité.

De nombreux folkloristes se sont penchés sur la question de l’identité de JRD. L’hypothèse la plus probable est que le chanteur prononce non pas « JRD » Mais « JRB » qui serait les initiales de  J Richard Burnett .
Cette hypothèse, jamais complètement admise par la communauté folklorique, aurait au moins l’avantage d’expliquer l’origine de la chanson. En effet les chercheurs n’ ont trouvé aucune chanson dont Willie Moore pouvait être une variante. Ils en ont donc concluent qu’il s’agissait d’une ballade typiquement Américaine, probablement écrite par Dick Burnett lui même. Cette hypothèse est crédible car Burnet était en effet un des premiers songwriters de l’’histoire de la country. Il est née en 1883 près de Monticello. Orphelin dès l’âge de douze ans il travaillait comme  batteur de blé, bûcheron, foreur ou ajusteur d’outil pour les chantiers pétroliers. Malheureusement en 1907 alors qu’il avait à peine 23 ans il fut pris dans une bagarre durant laquelle il perdit la vue . Il ne lui restait alors que la musique, qu’il pratiquait depuis l’âge de 7 ans, pour survivre. Pour élargir son audience il fut bientôt obligé de voyager. Il proposa à un adolescent, lui aussi orphelin, du nom de Leonard Rutherford de l’accompagner. Il lui appris les bases de la musique afin de pouvoir faire des duos.
Pour augmenter ses revenus Burnett commença à écrire ses propres chansons. Elles lui permirent d’ajouter de la nouveauté à ses performances et de gagner davantage d’argent en vendant les paroles. A l’époque celles cies étaient imprimées sur des cartes postales que les musiciens vendaient à la fin des concerts. Une de ses chansons,  "I am a man of constant sorrow".  va devenir un classique de la folk Américaine. Dick Burnett n’enregistrera pourtant jamais ce morceau , il fut mis sur bande, en 1928, par son ami Emry Arthur.



Elle sera reprise un nombre incalculable de fois

Une de mes versions préférée reste celle ..d’un acteur !


Bob Dylan en fera également une belle reprise


S’il est donc tout à fait possible que cette chanson ait été composé par Burnett, de nombreux folkloristes continuent d’en douter. Le thème est en effet typique des vieilles ballades britanniques. Les recherches se poursuivent donc, encore aujourd’hui, pour trouver une éventuelle chanson « racine » dont willie Moore serait une variante. Patrick Blackman, un professeur de musique folk renommé, a émis quelques hypothèses sur son blog « sing out «  Du fait de l’allusion au 10 mai il avance l’hypothèse que la date de création de l’œuvre pourrait remonter à la guerre de sécession. Il pense que cette chanson raconte un fait divers du kentucky et que la chanson n’a pas migré hors de cet État avant les années 20 . L’hypothèse est intéressante mais elle manque d’éléments objectifs pour être réellement convaincante

Comme vous pouvez le constater cette chanson déborde de mystères. Le plus grand d’entre eux reste cependant de savoir ce qu’est devenu Willie Moore après le décès de sa fiancée ?
Si, comme le pense certains folkloristes, cette histoire est tirée d’un fait réel, quelle que soit l’époque où celui ci c’est déroulé, la question du devenir de Willie Moore est pertinente.

Figurez vous qu’un folkloriste du nom de Vance Randolph a pris le sujet très au sérieux et à passer plusieurs années de sa vie à rechercher Willie Moore. Il finit par rencontrer un informateur du nom de Paul Wilson qui prétendait avoir rencontré un révérend du nom William Moore en 1936 qui lui aurait affirmé que cette chanson avait été écrite pour lui. Il aurait ajouté une phrase pour le moins intrigante

« je ne suis pas allé à Montréal comme le dit la chanson, j’ai déménagé dans le texas »

Cette précision est assez déroutante car, nulle part dans la chanson, l’auteur ne parle du départ de Willie Moore pour Montreal. Vance Randolph en conclu qu’il pourrait exister, quelque part, une version plus complète de la chanson qui aborde la suite de l’histoire. Si cette théorie est exacte elle remettrait en cause la paternité même de l’œuvre communément attribuée à Burnett.
Un historien de l’émigration a fait lui aussi des recherches. Terry McDonald  est devenu un spécialiste de l’émigration anglaise vers le Haut-Canada entre 1815 et 1840 (une vraie niche!) . Dans le cadre de ses recherches il a trouvé des lettres écrites du canada, à ses sœurs, restées en Amérique, par un certain willie Moore. Il a reconstitué son histoire. À l'automne 1833, William Moore avait quitté le Delaware et s'était rendu à Cobourg, sur les rives du lac Ontario. Il écrivit deux fois de Cobourg - le 6 octobre 1833 et le 13 octobre 1833. Les raisons de son départ ne son pas précisées dans ses lettres mais on sait que cela s’est fait brutalement.
William Moore a même finit une de ses lettres par un poème

O le garçon William Moore a quitté ses amis et sa maison
Et sa chère terre natale, pour errer sur les océans
Quand les vétérans l’ont vu partir ils ont pleurés
lorsque, comme un jeune arbre , il a jailli vers le monde
il avait le corps d’un garcon
mais il avait déjà l’âme d’un homme
et il gardera pour toujours
le coeur d’un vrai britannique


Est ce notre Willie Moore ? On en doute mais l’histoire est belle.

Si aucune version ancienne parlant du départ de Willie moore pour le canada n’a, à ce jour, été retrouvé de nombreux chanteurs folk ont ajouté cette conclusion à leur version.
Joan Baez chantera dans certaines de ses interprétations (pas toutes) la strophe suivante

Willie Moore ne parla à presque personne de son histoire
Bientôt il quitta ces amis
Et la dernière chose que l’on sait de lui
c'est qu'il partie à Montréal
où il est mort le cœur brisé.


sources
https://singout.org/willie-moore/
https://mudcat.org/thread.cfm?threadid=47571
https://oldweirdamerica.wordpress.com/2 ... utherford/

http://theanthologyofamericanfolkmusic. ... rford.html
http://www.soundstagenetwork.com/foraso ... 200612.htm

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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » dim. 18 avr. 2021 06:06

Chapitre 11 Buster Carter & Preston Young - A Lazy farmer Boy



Set One: Ballads; Disc One; Track Eleven: "A Lazy Farmer Boy" performed by Buster Carter and Preston Young. "Vocal solo with violin and guitar." Recorded in New York on June 26, 1931. Original issue Columbia 15702D (15702D).

Introduction
Ce chapitre m’a, en particulier, permis de comprendre le rapport fusionnel entre la folk music et le terroir. C’est ce lien que je vous propose de comprendre à travers la chanson A Lazy farmer Boy.


Cette chanson a été enregistré en 1931 par Buster Carter & Preston Young.
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Ici avec le violoniste Posey Rorer
Ils Étaient originaires de la région du piémont en Caroline du Nord . Ils ont enregistré l'une des premières versions de ce qui est maintenant un standard de bluegrass "Roll in My Sweet Baby's Arms" Leur duo était occasionnellement un trio lorsqu’il fut rejoint par un violoniste du nom de  Posey Rorer. Posey était, à l’époque, un sideman célèbre. Il prêta main forte à de nombreux groupes et on entend son violon sur pas moins de trois chansons dans l’anthologie d’Harry smith. Lorsque Colombia proposa, en 1931, au groupe d’enregistrer une dizaine de chansons dans ses studios new yorkais, Carter et Young emmenèrent Rorer dans leurs bagages, tant et si bien que c’est Rorer et Young seuls qui enregistrèrent la chanson A lazy farmer boy, le 26 juin.
Malheureusement pour le groupe les 78 tours publiés n’eurent guère de succès. Les musiciens se séparèrent et chacun repris un travail régulier. Au début des années 70 le magazine old time music retrouva la trace de Preston Young qui travaillait la tôle dans une usine de sa région natale. Lorsque le journaliste lui demanda s’il continuait à faire de la musique, il expliqua
« Vous devez soit faire de la musique, soit travailler ... vous ne pouvez pas faire les deux."
A lazy Farmer Boy est une variante de la chanson  "The Young Man Who Wouldn't Hoe Corn" qui existe dans la grande tradition des folk songs sous de multiples formes mélodiques
Ici une version assez proche de celle intégrée dans l’anthologie. Elle a été enregistré par Pete Seeger

Ici une version très différente, une de mes préférées


La chanson parle d’un fermier paresseux qui laisse les mauvaises herbes étouffer son mais et qui finit par perdre sa récolte au moment des premiers gels au mois de septembre. Lorsqu’il fait la cour à l’élue de son coeur et que celle cie apprend qu’il a laissé périr sa récolte elle le rejette en lui disant qu’elle ne peut pas épouser un fermier paresseux. Celui cie repart sur les routes en ruminant sa rancoeur contre son ancienne fiancée.
Voici les paroles
je vais chanter une chanson, mais ce ne sera pas très long,
A propos d'un fermier paresseux qui ne binait pas son maïs.
Pourquoi a t’il fait cela ? je ne pourrais jamais le dire,
car ce jeune homme semblait être très bien.
Il faisait toujours bonne impression

Il a planté son maïs à la fin juin,
en juillet le maïs était à la hauteur de ses yeux
En septembre, il y eut un grand gel
et sa récolte était perdu.
Tout le maïs de ce jeune homme était perdu.


Les mauvaises herbes étaient à la hauteur de son menton.
Elles avaient poussé si haut,
que cela fit soupirer le jeune homme.
Que cela fit soupirer le jeune homme.

Il commençait alors à fréquenter une jeune fille ,
qui lui demanda s’il avait biné son blé
"J'ai essayé, j'ai essayé, j'ai essayé en vain,
mais je sais que je ne récolterai rien
N’espérez aucune récolte cette année

«Pourquoi veux tu m’épouser 
Si tu ne peux t’occuper de ton propre mais ?
Célibataire, je suis et je le resterai,
Plutôt que d’épouser un paresseux
je ne veux pas t’entretenir .

Il baissa la tête et partit
en disant: « faites donc ce que voulez »
je préfère être damné que de travailler mon champs
je préfère le diable au travail du champs


Maintenant il s’en alla loin d’elle
Sur son chemin,il chanta une chanson
disant" Gentille mademoiselle, j'aurai une autre fille que toi
je la trouverai en déambulant dans ce vaste monde
Je la trouverait en déambulant dans ce vaste monde

Cette chanson, qui date du 19eme siècle, est typiquement américaine. On n’en trouve aucune trace dans les Îles britanniques.
Elle raconte l’histoire d’un rejet mais son véritable sens reste mystérieux. Une première approche peut faire penser que l’auteur condamne la paresse du fermier qui est arrivé à planter son maïs, puisque celui ci atteint la hauteur de ses yeux au mois de juillet, mais qui a cependant perdu sa récolte faute d’entretien. Cette paresse peut être vu comme « démoniaque » comme le suggère la fin de la chanson.
« Givin' me the devil 'cause I wouldn't hoe my corn."
Cette phrase renvoi sans nul doute aux sept péchés capitaux dont la paresse fait partie. Si la paresse est une faute impardonnable dans un monde rural où seul le dur labeur au champs permet la récolte, elle a acquis, au fil du temps, une connotation plus positive dans les chansons.
Ainsi bruno mars en 2010 sort la chanson The Lazy Song qui raconte l’histoire d’un gars qui veut simplement profiter de sa journée à ne rien faire

Dans la chanson  It's Five O' Clock Somewhere  édité en 2003, Alan Jackson, une star de la country, décide de ne pas retourner au travail l’après midi afin de profiter du soleil et des boissons fraîches. Il sait qu’il en payera les conséquences le lendemain mais justifie son acte en disant « qu’il est certainement 17 heures quelque part »

Dans un autre genre on doit citer la magnifique chanson  (Sittin' On) The Dock Of The Bay  d’Otis Redding où le narrateur reste la journée entière sur le port à regarder passer les bateaux

Les exemples sont innombrables et ils illustrent l’évolution d’une société qui, au fil du temps, considère l’émancipation du monde du travail comme un bienfait.
En ce sens la chanson the lazy farmer semble ancrée dans une époque révolue. Je pense cependant qu’elle garde toute sa modernité. D’abord parce que cette chanson peut aussi être vu comme une allégorie amoureuse. La terre que le fermier laisse envahir par les mauvaises herbes peut être vue comme une allégorie de l’histoire d’amour avec sa fiancée.. La chanson serait alors un avertissement aux hommes qui délaissent leurs femmes. Il faut entretenir l’amour comme on cultive un jardin.
Cette folk song est également moderne dans le sens où elle présente une femme forte et indépendante. C’est elle qui décide. L’auteur la sort de la position victimaire dans laquelle elle se trouve dans de nombreuses autres chansons. The Wagoon wheel, willie moore, railroad boy...la plupart des morceaux de l’anthologie, jusqu’à maintenant, présentent les femmes comme des victimes d’un monde férocement masculin. The lazy farmer boy rompt avec cette tradition ce qui lui donne une singularité et une modernité que n’avaient pas les autres ballades de la sélection d’Harry smith.
Enfin, à y regarder de plus près la fin de la composition est ambivalente.
Le fermier quitte sa fiancée en disant que jamais il ne retournera au champs et qu’il va partir sur les routes trouver d’autres femmes qui, elles, sauront l’aimer pour ce qu’il est. On peut voir ce dénouement comme une libération pour le fermier et le début d’une nouvelle vie. Cette ambivalence est assez rare dans la folk music où les chansons sont, en règle générale, directes et transparentes. En ce sens cette œuvre s’approche davantage de l’univers du blues dont les paroles nécessitent souvent une lecture attentive pour en saisir les doubles sens et les apparentes contradictions. Cet aspect mystérieux donne son originalité à cette composition, elle la distingue des nombreuses autres chansons consacrées aux fermiers dans l’univers de la Folk Music.
La folk Music et le terroir sont, en effet deux éléments indissociables. Dans toutes les cultures du monde il existe un lien existentiel entre les travailleurs de la terre et le répertoire folklorique. Ces attaches ont traversées les siècles. En 2020,par exemple le gouvernement indien a fait évoluer les lois sur l’agriculture, provoquant une révolte des fermiers. Très tôt des chanteurs folkloriques de premier plan ont commencé à publier des chansons sur les plateformes pour déclarer leur soutien à la manifestation des agriculteurs. Certaines d’entres elles ont eu un écho tellement important qu’elles ont fait basculer l’opinion publique dans le camps des travailleurs de la terre. Je pourrais également citer l’exemple d’Alan Walsh Un agriculteur et musicien de la Nouvelle-Galles du Sud. Frappé par la sécheresse en 2018, il a témoigné dans de nombreux médias de l’utilité de la musique folklorique pour lutter contre les conditions déprimantes de son travail.
"Cela vous fait sentir bien, c'est une sensation merveilleuse", a-t-il déclaré. «Cela doit être bon pour votre santé parce que c'est juste une bonne sensation - c'est très agréable. Il a ajouté "Le temps passe vite. C'est incroyable à quel point la journée passe vite si vous êtes assis là à jouer un peu de musique - les heures disparaissent."
Ce lien fusionnel entre le répertoire folk et la terre est une évidence mais il est aussi le fruit d’une construction. C’est l’histoire de cette construction que je vous propose de découvrir dans la seconde partie de ce chapitre.
Ce qui va suivre est très largement extrait de la thèse de Camille Moreddu : Les inventeurs de l’American folk music de l’époque progressiste au New Deal »
Le rapport entre la folk music et le terroir est une notion qui remonte au 18eme siècle. le philosophe et théologien prussien Johann Gottfried von Herder est le premier à concevoir les Volkslieder comme l’émanation d’un lien essentiel entre un peuple et un terroir représentant « l’âme du peuple ». Dans l’Europe du XIXe siècle, cette idée est exaltée par les romantiques, pour qui elle renvoie à un passé idéalisé, celui d’un peuple simple et vrai attaché à la terre et à ses vérité avant que ce dernier ne soit pervertit par la révolution industrielle et l’urbanisation qui à coupé l’Homme de ses racines. Les révolutions qu’elles soient politiques ou technologiques ont également accrues les inégalités sociales et, dans ce cadre, la paysannerie fournira à ce mouvement un modèle symbolisant non seulement un retour à la terre mais également à une époque marqué par une uniformité de classe et de mode de vie. . Les compositeurs européens s’emparent alors de la notion de folk music pour inventer des œuvres exaltant leurs états d’âme par un retour au passé.
Ce modèle va rapidement être importer aux Etats Unis en particulier à travers les travaux de Child. L’américain Francis James Child, professeur de littérature à Harvard, est le père fondateur des études littéraires des ballades anglaises et écossaises en Amérique.
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Entre 1857 et 1898, il publie dix-huit volumes recueillant trois cent cinq « English and Scottish Popular Ballads » ainsi que de nombreuses variantes en danois, suédois et allemand. Child définit les « ballades populaires » comme « le produit spontané de la nature». Elles sont, pour lui, le témoignage d’une époque où le peuple était encore une entité unie ancrée sur une terre nourricière. Il s’inscrit ainsi totalement dans la vision romantique développé par les compositeurs Européens du 19eme siècle . L’objectif de Child est de retrouver les versions les plus anciennes – et donc authentiques – des ballades. Child dégage de son corpus 305 ballades anglaises et écossaises fondamentales existant sous de multiples variantes. Les folkloristes des générations suivantes iront chercher des variantes survivant dans des zones qu’ils considèrent comme reculées des États-Unis, en premier lieu les Appalaches. Le plus connue d’entre eux se nomme Cecil Sharpe.
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Cet Anglais collectera dans les années 1910 des ballades dans le Sud des Appalaches. Sharpe partage avec son modèle des critères de valeurs similaires pour les ballades et folk songs qu’il collectera dans les Appalaches. elles sont anciennes, anglaises ou dérivées du modèle anglais, survivent en milieu rural dans la mémoire de chanteurs non pervertis par la vie moderne . La filiation des montagnards appalachiens avec les paysans de l’Angleterre préindustrielle est omniprésente dans ses écrits.
Extrait de son journal
« Les chanteurs sont juste des paysans anglais quant à leur apparence, leur langage et leurs manières ... Vraiment, il est très rafraîchissant d'être à nouveau parmi les siens »
Il aura d’ailleurs dans son journal tendance à idéalisé le fermier des Appalaches.
« Bien que les gens soient si anglais ils ont leurs qualités américaines... ils sont plus libres que les paysans anglais. Ils possèdent leur propre terre, et l’ont possédée depuis trois ou quatre générations, de sorte qu'il n'y a rien de la servilité qui est malheureusement une des caractéristiques des paysans anglais. Avec cet éloge, je devrais dire qu'ils sont exactement ce que le paysan anglais était il y a cent ans ou plus »
un peu plus loin il ajoute
« Il faut aussi se rappeler que, dans leur vie quotidienne, ils sont à l'abri de cette pression mentale constante et écrasante due à la tentative de gagner sa vie, dont nous souffrons presque dans ce monde moderne... À cet égard, en tout cas, ils ont l'avantage sur ceux qui passent habituellement la plus grande partie de la journée à se préparer à vivre, à acquérir la technique de la vie, plutôt que son plaisir « .
Il s’oppose ainsi à la vision négative qu’a une grande partie de l’Amérique de ses montagnards qu’ils considèrent comme arriérés et à la milite de la barbarie. On aura plus tard de nombreux témoignage sur les discussions de Sharp avec les fermiers des Appalaches. Le peu de connaissances des montagnards sur les sujets d’actualité , n’est pas dénigré, mais au contraire valorisé par Sharp.
Cette valorisation des Hommes de la terre va profondément influencer. des collecteurs comme John A. Lomax.
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Contrairement à Sharp qui était Anglais, Lomax est lui un vrai « Américain » en ce sens il souhaite participer à la mise en lumière d’une folk typiquement Américaine. Pour cela il va se tourner vers l’ouest en choisissant un terrain particulièrement porteur dans l’inconscient collectif Américain : Le mythe du Cow Boy.
En effet pendant la décennie 1900, le cowboy du Far West accède au rang de légende par le biais de la culture populaire de masse. Des romans valorisant le cow boy viril et solitaire apparus à la fin des années 1860 à l'émergence des films western hollywoodiens au début du XXe siècle en passant par les rodéos-spectacles ou encore les peintures de Frederick Remington ou de Charles M. Russell, le cowboy devient progressivement la figure centrale des récits de la conquête, l'archétype de l'Américain individualiste et indépendant, l'incarnation des valeurs fondatrices de la nation américaine.
En assimilant le cowboy à un précurseur de la folk musique Américaine Lomax garde le rapport à la terre et au fermier mis en lumière par Sharpe et Child mais il y ajoute une dimension nationale, plus patriotique et, en se faisant, il émancipe toute l’Amérique de ses racines Européennes. Le Cow Boy fermier de lomax n’a d’ailleurs plus grand-chose à voir avec le fermier des Appalaches qui cultivait sa terre pour nourrir sa famille. Le cowboy tel que Lomax le décrit est, je cite : « impatient, intrépide, chevaleresque, il vivait dangereusement, tirait juste et en un éclair, et mourrait en face à face avec son ennemi ». La piste du bétail et ses nombreux dangers auraient forgé son courage et son esprit indépendant. Taciturne et nostalgique, le cowboy chante son mal du pays et reste impavide face à la mort84. Lorsqu'il a fini son dur labeur, il fréquente les saloons des villes du bétail, s'enivre, joue aux cartes et parfois de la gâchette.
Lomax donne donc une nouvelle vision de l’habitant de la ferme. Il n’est plus un simple travailleur de la terre comme pouvait l’être ses ancêtres européens, il est un aventurier, il est un conquérant de l’ouest, il est l’Amérique !
Ses recueils de chansons de cow boy sont critiqués par la comité scientifique qui l’accuse de manquer de rigueur mais acclamé par les hommes politique et en particulier Rossevelt qui y voit l’occasion de cimenter la nation Américaine frappé par la grande dépression des années 30. Il dira « Votre sujet n'est pas seulement extrêmement intéressant pour celui qui étudie de la littérature, mais aussi pour celui qui étudie l'histoire générale de l'Ouest » .
Le succès des travaux de Sharpe et Lomax auprès du grand public qui achètent leurs recueil en masse pour chanter, en famille, ces vieilles chansons, va conduire les maisons de disques à s’intéresser, elles aussi, à ce répertoire rural.
Les imageries bucoliques et nostalgiques du vieux Sud des plantations, des Appalaches et, depuis la fin du XIXe siècle, du Far West, sont déjà largement utilisées et diffusées dans les musiques populaires et savantes à la fin du 19eme siècle. Les œuvres du chansonnier Stephen Foster, qu’il compose dans les années 1850 et qui sont reprises par de nombreux musiciens, dépeignent souvent un Sud rupestre et idéalisé. Les musiques diffusant ces représentations stéréotypées ne sont pas destinées spécifiquement aux populations rurales, mais à un public extérieur friand de ces ailleurs exotiques de leur propre pays. Jusque dans les années 1920, de nombreux artistes – surtout blancs, mais aussi noirs – font carrière en enregistrant des chants sudistes qui sont promus comme authentiques, bien que ni les chansons, ni les interprètes ne soient nécessairement originaires des régions auxquelles ils sont associés. L'authenticité des enregistrements. réside dans le caractère prétendument vernaculaire de ses folk songs qui n'auraient jamais été diffusées par les médias de masse. A partir des années 20 le Sud, aussi bien celui des plantations que celui des montagnes, est de plus en plus promu par l'industrie du disque comme le berceau des musiques américaines, noires comme blanches. L'authenticité que confère l'origine sudiste d'un morceau va progressivement s'appliquer aussi aux musiciens. En 1923 Ralph Peer, qui a enregistré 3 ans auparavant Mamie Smith, enregistre pour le label Okeh le violoniste Fiddlin John Carson.

Au départ Peer n'aime pas la musique de Carson mais il se laisse convaincre par les marchands de gramophones locaux lui promettant un grand succès commercial auprès de leur clientèle. ces commerçants savent que Carson est déjà une star locale ayant remporté de nombreux concours de violon. A l'étonnement de Peer le succès fut considérable !Chaque jour, le label recevait des centaines de demandes des admirateurs de Carson demandant des listes de ses enregistrements et même sa photographie. OKeh lance alors une campagne promotionnelle des enregistrements de Carson axée sur son image d'authentique violoneux rural. les vitrines des revendeurs mettent en place des mises en scène sensées valorisées les racines terriennes de Carson.. on expose, par exemple, une maisonnette en bois, des arbres et une grange branlante miniatures à côté des 78 tours Dans les mois qui suivent le succès de Carson, plusieurs compagnies enregistrent d'autres musiciens de old-time : Henry Whitter, Riley Puckett and Gid Tanner, George Reneau « the blind singer of the Smoky Mountains », Samantha Bumgarner et Eva Davis – les premières femmes enregistrées dans ce style –, ou encore Ernest Thompson Ces premiers enregistrements sortis se vendant très bien dans tout le pays, les maisons de disques créent dans la foulée des séries spécialisées pour leurs enregistrements suivants. Elles considèrent qu’il s’agit d’une nouvelle mode, surpassant celle de la « popular jazz music. Ce qui est demandé c'est des musiques rurales jouées dans un style jugé plus traditionnel. Les musiciens blancs de old-time sont renvoyés dans un passé rural idéalisé. . Leur musique est authentique, car elle n'est pas influencée par les musiques populaires venues du Nord, elle est locale et ancienne. Leur chants sont : «connu de tous les Américains en tant que part de leur patrimoine national. Avec les old-time records, l'industrie du disque rejoint donc les critères d'authenticité des folkloristes : la musique old-time est authentique, car elle est le résultat d'un lien essentialiste entre une musique, une population et un terroir..
Ce rapport existentiel entre la folk music et la terre sur laquelle est elle née va perdurer jusque de nos jours, et cela même si le genre s’est forcément adapté à son époque. En effet avec l’urbanisation et l’industrialisation la folk music va devenir, à partir des années 20, plus revendicative et politique. Ce phénomène atteindra son acmé lors du revival folk du début des années 60 qui sera urbain et engagé. Néanmoins, même durant cette période, les musiciens resteront connectés aux racines du genre en particulier à travers l’anthologie de la folk Américaine d’Harry smith. Ce disque circulera de main en main au sein du greenwich village et tous les musiciens y puiseront une partie du répertoire qu’il interpréteront sur scène, dans les clubs new yorkais.

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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » dim. 25 avr. 2021 07:43

Chapitre 12 : "Peg and Awl" - The Carolina Tar Heels (part 1)

Set One: Ballads; Disc One; Track Twelve: "Peg and Awl" performed by The Carolina Tar Heels. "Vocal duet with harmonica, banjo, guitar." Recorded in Atlanta on October 14, 1928. Original issue Victor V-4007A.

Introduction
Peg and awl est une étape importante dans le projet d’Harry smith puisqu’il s’agit de la première véritable work song de l’anthologie. Il m’a semblé intéressant de diviser ce chapitre en deux et traiter, dans un prélude, les work songs en tant que genre musical. Nous y verrons ce que ces chansons nous disent sur la société Américaine du 19eme et début du 20eme siècle

Les worksongs

L’origine des work songs se perd dans la nuit des temps.
« Mieux vaut un palanquin plein que vide », chantaient ainsi les porteurs d’eau de l’ancienne Egypte ! Et bien avant encore, dans l'Antiquité, les femmes chantaient en filant. D'après un texte attribué à Sénèque,  le chant les gardait attentives, leur faisait oublier l’effort et leur permettait de filer davantage qu’à l’ordinaire. On retrouve également, pour certaines professions, des chants de travail datant du moyen âge. Cirons l’exemple des forgerons dont les marteaux servaient de percussions. Les trayeurs de vaches avaient également leur chants qui étaient sensés non seulement apaiser le bétail mais aussi augmenter la production de lait. Enfin on retrouvait cette tradition jusque dans les tâches domestiques dans certaines régions du monde. Pendant les tâches quotidiennes de préparation culinaire, les femmes de certaines communautés traditionnelles africaines, par petits groupes de 3 ou 4 personnes, préparaient collectivement le repas en chantant autour d'un mortier et en pilant du grain avec des pilons qui font des polyphonies rythmiques. Le pilon servait alors de baguette de percussion alors que le mortier sert de caisse de résonance.
On trouve également beaucoup de work songs en Asie et en particulier au japon. Voici une playlist fascinante



Si les work songs sont donc universelles certaines professions y sont pourtant tout particulièrement associées. Je pense par exemple aux marins.

Les shanties songs

Chloé Torterat pour le site « club nautique » remonte à leurs origines. Du 17e au 19e siècle, les chants de marins sont légion sur les navires qui parcourent le monde pendant de longs mois, voire plusieurs années. Du capitaine au mousse, tout le monde chante en chœur, en mer comme au port. En effet, le chant de marin a plusieurs objectifs. Le premier est de synchroniser et rythmer le travail de l'équipage et le deuxième de leur faire oublier leurs conditions de vie.
Universel, on le retrouve dans tous les pays ayant une tradition maritime jusqu'à la fin du 19e siècle, et le développement des bateaux à moteur. La majorité des chants de marins sont des chants de travail — appelés shanties en Anglais —Ces chants étaient non seulement interprétés sur la mer mais également au port lors du chargement de coton dans les ports du sud des États-Unis par exemple. Ces chansons avaient des structures différentes selon la tâche qu'elles accompagnaient. En règle générale, un chanteur principal chantait la majeure partie de la chanson, le groupe se contentant de chanter les refrains. . Lorsque la tâche demandé au matelot ne nécessitait que peu de déplacement le refrain était en général court comme sur la chanson Haul Away Joe

Lorsqu’il s’agissait d’effectuer des tâches demandant un déplacement plus long les matelots sélectionnaient les chansons qui avaient des refrains plus développés comme Drunken Sailor



A l’instar des autres genres de Work songs, les shanties sont souvent basées sur un procédé de question-réponse entre le soliste et le reste du groupe. Un marin  crie un vers, auquel le reste des marins répond à l'unisson. 
Voici un exemple



Si l’invention des bateaux à vapeur ainsi que la mécanisation de certaines tâches ont conduit au déclin des chansons de marin le répertoire reste toujours d’actualité grâce à de nombreux artistes qui ont continué de le chanter. Le plus célèbre d’entre eux reste sans doute Paul Clayton.

Paul Clayton est un des chanteurs folk les plus important du 20eme siècle.
Né en 1931 dans une ville portuaire du Massachussets, il s’intéressa très tôt aux chants traditionnels, influencé par son grand-père qui avait appris notamment des chansons de marins, et par sa grand-mère qui connaissait des chansons de l’Ile du Prince-Edouard.
Paul apprit la guitare et porta son attention sur les chansons de marins. Il anima des émissions folk à la radio, avant d’étudier le folklore à l’Université de Virginie.
Collectant des chansons, Clayton se mit à en enregistrer. Dès 1952, il édite un grand nombre de disques sous différents labels. Il enregistra aussi avec le groupe les Foc’sle Singers (auquel appartenait Dave Van Ronk), et collabora avec Jean Ritchie. Au final, c’est un total de plus de 300 chansons qu’il enregistra tout au long de sa carrière !
Au début des années 1960 Paul était une figure marquante de Greenwich Village, il fut un mentor et un ami de Bob Dylan à ses débuts.
Hélas confronté à divers problèmes liés à son homosexualité, à la dépression et à des problèmes de drogue il se donna la mort en 1967.
La chanson en écoute est un air traditionnel qui vous rappellera sans doute quelque chose...Eh oui, écrire une chanson c'est toujours la réécrire.



S’il existe de nombreuses autres professions où les work songs accompagnent les tâches quotidiennes, c’est évidemment dans les métiers agricoles qu’on retrouve le répertoire le plus riche. Les work songs des esclaves d’Amérique restent, dans ce cadre, les plus célèbres.

Les Work songs des esclaves noirs d’Amérique

Si, comme ailleurs, Les rythmes créés aidaient les esclaves à synchroniser leurs mouvements dans un travail d'équipe, par exemple scier, écraser les grains dans un mortier ou encore marcher au pas elles se singularisaient par le fait qu’elles étaient également un moyen pour les esclaves de communiquer entre eux discrètement sans que le maître ne se doute de quelque chose. C’est d’ailleurs pour cela que les work songs sont aujourd’hui perçu comme des protests songs , car les esclaves exprimaient à travers elles leurs frustrations. Ainsi Les esclaves parlaient souvent de leurs surveillants en les décrivant à travers des animaux ou des personnages bibliques tel que le pharaon retenant prisonnier le peuple juif en Égypte.

Ils intégraient également dans leurs chansons des messages secrets, Wade in the Water  par exemple, a été associé (à tort ou à raison car cela n’a jamais été démontré) à la fuite des esclaves noirs.
Pour comprendre cette histoire il faut que je vous parle de Harriet Tubman  une abolitionniste américaine , né dans l’esclavage. Elle s’est échappé et a, par la suite, organisé une douzaine de missions pour sauver environ 70 personnes asservies.

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Elle les faisait   suivre un itinéraire nommé le chemin de fer clandestin. Il s’agissait d’un réseau de routes clandestines utilisées par les esclaves afro-américains pour se réfugier au-delà de la ligne Mason-Dixon, jusqu’au Canada . Harriet Tubman  aurait utilisé la chanson wade in the water pour avertir les esclaves de sortir du sentier et de se mettre à l'eau pour empêcher les chiens - utilisés par les esclavagistes - de les retrouver. Cette chanson est peu à peu devenue le symbole de la liberté auprès de toute la communauté noire Américaine. Une autre chanson qui était utilisée par les esclaves noirs pour prévenir leur compagnons d’infortunes qu’un plan d’évasion était en préparation se nommait Swing Low, Sweet Chariot dont nous parlerons plus en détail plus tard.

Le principe des work songs était, une fois encore, de chanter a cappella (les tambours ayant été interdit par les maîtres) en utilisant un système de « questions – réponses » : Quand l’un des travailleurs posait une question, le groupe au complet répondait d’une seule et même voix. Ce processus musical était directement inspiré des négro spirituals . Ces chants sacrés partageaient avec les work songs le terreau de la rébellion contre l’esclavagisme.
On ne peut évoquer l’un sans parler de l’autre

Le négro spiritual

La musique religieuse de la communauté noire américaine est un genre spécifique, polymorphe, distinct des modes d’expression profanes que sont les work songs mais auquel il se juxtapose plus qu’il ne s’oppose Jusqu’à la fin de la guerre de sécession les work songs rythment le labeur des esclaves dans les champs et les négro spirituals dans le cadre des églises, leur permettent d’adresser collectivement leurs prières à Dieu.
Alain Darré dans son article « négro spiritual et construction identitaire » nous en rappelle les grandes étapes.

Son origine remonte au 18eme siècle lorsque, sans remettre en cause l’asservissement des noirs, les missionnaires décident de les évangéliser. Les services religieux, d’abord mixtes puis souvent séparés, deviennent alors progressivement des espaces structurants pour la communauté noire, véritables lieux d’échanges où les lointaines traditions africaines se marient à l’hymnologie protestante méthodiste et baptiste . L’inspiration textuelle du Spiritual renvoie donc à la Bible . Analyser le Negro Spiritual comme une simple duplication des cantiques blancs constituerait néanmoins une erreur grossière car tant sur le fond, dans les choix thématiques , que sur la forme, notamment dans l’expressivité , le Spiritual dévoile une personnalité très différente de celle des chants religieux blancs.

Les Negro spirituals  s'appuient surtout sur l'Ancien testament, notamment le Livre de l'Exode qui raconte l'émancipation du peuple hébreu, cette référence biblique portant l'espoir des esclaves américains de se libérer eux aussi du joug de leurs maîtres. Ainsi Les personnages, les lieux et les événements bibliques sont choisis avec discernement par les esclaves qui privilégient les références à ce qui rappelle leur situation. Les récits de la servitude d’Israël en Égypte et de sa libération par Moïse, celui de la captivité à Babylone avec les prophéties du salut à venir sont ainsi passionnément repris.
Citons par exemple la chanson Swing Low, Sweet Chariot composée en 1862 par Wallace Willis, ancien esclave affranchi.  Il s'est inspiré de la rivière Rouge (Mississippi), qui lui rappelait le Jourdain, et du prophète Élie qui aurait rejoint le paradis dans un chariot.



Si l’urgence de l’exil est souligné par le chant, il ne semble pas y avoir d’agressivité à l’encontre des Blancs ou de la société américaine. Bien au contraire, en surface, le message demeure résigné, privilégiant l’évasion dans un ailleurs lointain.  L’espérance se présente ici comme la revanche des faibles,  En se projetant dans un ailleurs lointain les esclaves effectuent un déplacement symbolique leur permettant de se situer dans la vision rassurante d’un avenir meilleur. Les  Spirituals assurent une fonction cathartique permettant la fuite hors des réalités immédiates.
En ce sens les esclaves africains semblent bel et bien avoir intériorisés La Bible dans une perspective valorisant la docilité et la passivité. La libération demeure divine et non sociale, le bonheur céleste et non terrestre.
L’africanisme est donc rarement perceptible lorsqu’on se limite à une lecture non attentive des paroles. Tout semble indiquer dans ces chants la résignation d’un peuple à son destin terrestre . Pourtant Marthin luther king rappellera qu’il n’en était rien :  Nos Negro Spirituals, aujourd’hui si admirés dans le monde entier étaient souvent des codes. Nous chantions « le ciel» qui nous attendait et les maîtres des esclaves écoutaient, en toute innocence, sans se douter que nous ne parlions pas de l’au-delà. Le mot « ciel » désignait le Canada et le Noir chantait l’espoir qu’en s’enfuyant par «le chemin de fer souterrain», il y parviendrait un jour. Les négro spirituals ne sont donc pas ce qu’ils semblent être. Ils témoignent d’une tendance protestataire dans la conscience noire. Ils sont le reflet de l’état d’esprit de la communauté noire et des rapports de force qui l’opposent au pouvoir dominant.

Cette africanité transparaît aussi à l’écoute du chant et de la musique.

Les esclaves noirs semblaient avoir intériorisé la religion de leur maître. Pourtant à travers le rythme syncopé , par la structure du chant où alternent solistes et chœur et par l’importance de l’improvisation s’affirment une inspiration africaine très différente de la pratique religieuse blanche.
A travers  l’association de la danse et de la transe l’individu et la communauté ne font plus qu’un dans la pratique religieuse noire. L’expression de leur foi résulte donc plus d’une exaltation collective que de l’adoration individuelle qu’on retrouve dans la tradition blanche.
Cet aspect collectif atteignait son acmé lors des ring shout, cet office spécial qui permettait aux esclaves de se réunir clandestinement, à l’abri des regards des maîtres.
En voici un exemple



Dans ces circonstances, le Spiritual était répété indéfiniment, les « shouters » tournaient en rond jusqu’à cinq ou six heures d’affilée. Le chant prenait alors le caractère d’une mélopée « monotone et sauvage » dont le texte prenait la forme d’un « cri incohérent sans cesse repris »... Le tempo de la musique et l’allure du cercle s’accéléraient graduellement, jusqu’à prendre « une allure frénétique ». La ferveur des participants et la bruyante monotonie de la musique contribuaient à créer un état d’extase... et souvent, on voyait les « shouters » s’écrouler, ayant perdu connaissance.
En adaptant la religion des maîtres à sa culture ancestrale la communauté noire  s’assure donc de son identité .
Si les négro spirituals trouvent donc une partie de leurs racines musicales et spirituelles dans les terres d’Afrique il ne faudrait pas nier pour autant leurs influences occidentales. . Beaucoup d’airs sont, en effet, dérivés de chansons Européennes ou Américaines.

Prenons pour exemple la chanson When the Saints Go Marching In 
Ce morceau est une adaptation d’une composition de James Milton Black dont voici la mélodie



Et voici son adaptation dans le cadre du négro spiritual



La chanson parle du grand départ. Les oreilles attentives, que vous êtes à présent, y entendront un nouvel exemple de la volonté émancipatrice du peuple noir

Oh, quand les saints vont marcher 
Mon Dieu, je veux être dans ce nombre
Oh, quand les saints vont entrer
Oh, quand les tambours commencent à battre (bis)
Oh, quand les étoiles tombent du ciel (bis)
Oh, quand la trompette sonne son appel (bis)
Oh, quand les saints vont marcher 
Mon Dieu, je veux être dans ce nombre
Oh, quand les saints vont entrer


J’aimerai également citer la chanson Roll Jordan Roll recrée par les esclaves noir à partir d’une composition d’ Isaac Watts datant 18ème siècle 
Voici la composition d’Issac Watts



Et voici son adaptation dans le cadre du négro spiritual



Les paroles :
Went down to the river Jordan,
where John baptized three.
Well I woke the devil in hell
sayin John ain’t baptise me
I say;
Chorus
Roll, Jordan, roll
Roll, Jordan, roll
My soul arise in heaven, Lord
for the year when Jordan roll
Well some say John was a baptist
some say John was a Jew
But I say John was a preacher of God
and my bible says so too.


Ce qui est important dans les paroles est bien entendu ce qui est caché.  La plupart des chansons évoquant une rivière (ici le Jourdain) envoyaient en effet des messages codés sur l’espoir de fuir le sud en longeant le Mississippi vers les Etats du nord qui étaient anti esclavagistes.

l’oeuvre d’Issac Watts a été introduite aux États-Unis au début du 19e siècle, dans des États comme le Kentucky et la Virginie et est rapidement devenu populaire auprès des esclaves noirs. Elle est devenu un air de revendication pour les noirs esclavagisés qui se sont appropriés cet air chrétien  pour exprimer leurs aspirations à la liberté. Cette chanson a été adapté par la population noire et publiée pour la première en 1862 par  Lucy McKim. Lucy était une collectionneuse américaine de chansons et co-éditrice de Slave Song . Fortement engagée dans la lutte contre l’esclavage sa maison était un arrêt sur le chemin de fer clandestin.

Le négro spirtual est donc, de par ses multiples influences et de par son histoire, un art typiquement américain dont les work songs représentent la partie « laïque ».

Avec la fin de l’esclavage ces chants sont un peu passé de mode, remplacées par le blues qui est un art plus personnel. Cependant, Même après l'abolition de l'esclavage, une clause particulière de la constitution américaine signifiait que les condamnés pouvaient être amenés au travail forcé, en particulier sur les chemins de fer. Beaucoup de noirs gardèrent donc les chaînes aux pieds même après l’abolition. Cette clause a surtout été appliqué dans le sud des Etats Unis où de nombreux Etats ont utilisé cette possibilité, jusqu’au début des années 60, pour transformer les détenus en travailleurs forcées.
De nouvelles work songs sont alors apparues pour décrire cette réalité. On y entend la même soif de liberté que dans les chants des travailleurs des plantations
Take This Hamer



Si les afro américains ont donc une grande tradition de work songs qu’en est t’il donc de l’Amérique blanche ?

Les work songs dans l’old time music


A l’instar des Afro américains, les fermiers blancs ont eux aussi leurs work songs, elles diffèrent cependant complètement de celles du peuple noir. Si les chansons des travailleurs agricoles noirs sont des exutoires célébrant la fuite et la liberté, les chansons des agriculteurs blancs valorisaient, elles, leur métier et la terre. Blancs et noirs exerçaient le même travail, pénible et harassant, mais le fermier blanc, contrairement à l’Afro Américain, travaillait son lopin de terre. Son labeur s’était sa fierté !

On retrouve cet orgueil dans la chanson « the farmer is the man who feed them all ». Dès l’introduction la chanson pose le décor

Si vous regardez les choses pour ce qu’elles sont ,
je sais que vous conviendrez que le fermier
est l'homme qui les nourrit tous


La chanson cite de nombreuses professions considérées comme nobles par la société et finit toujours par constater que les juges, les avocats et les bourgeois sont tous nourris par le même homme : l’Agriculteur



Outre son importance sociale, absolument cruciale, le répertoire folk met également en valeur les qualités humaines des fermiers, ces hommes bourrus au grand cœur.
La chanson « A farmer Boy »en est un excellent exemple :
Un soir, un jeune garçon boiteux et misérable frappe à la porte d’une ferme et demande à la famille de le laisser travailler sur leur exploitation car il a toujours rêver d’être fermier pour pouvoir nourrir sa vieille mère. Le chef de famille hésite car le jeune homme est handicapé et il est fort peu probable que ses attributs physiques soient compatibles avec le travail de la terre. Sa fille et sa femme finissent néanmoins par le convaincre et le vieil homme bourru invite le jeune garçon à rentrer prendre la soupe. Les années passent le garçon devient un homme et lorsque le fermier meurt le garçon reprend l’exploitation et épouse sa fille.



Il en va des tâches de la ferme comme du métier de fermier. Les récoltes sont présentés comme des jours de fêtes et de nombreuses chansons enfantines célèbres ce moment

Citons par exemple It’s harvest time de sam jones
Viens avec moi
C'est l’heure de la récolte
Allons cueillir des légumes et des fruits
Allons explorer quelques tiges et racines
Venez avec moi maintenant tout le monde
Allons nous amuser au soleil
Les fruits et légumes sont bons à manger
Ils sont habillés de nombreuses couleurs
Et ils sont croquants et sucrés

It’s Harvest time n’est pas une exception, les chansons pour enfants célébrant la ferme et son propriétaire son innombrables
Oats, Peas, Beans and Barley Grow 



I had a rooster



On est loin des work songs résignées des Afro Américains. Blancs et noirs partagent la même terre mais n’ont pas le même destin.
Leur quotidien va pourtant se rejoindre sous l’effet de la révolution industrielle.

Les Labor songs

L’industrialisation des États-Unis s’est essentiellement développé après la Guerre de Sécession, en 1865. Cette période est tout d’abord marquée par une révolution agricole.  On assiste à la mécanisation du métier grâce, par exemple, à  la machine à moissonner. A partir de 1861 on assiste aussi à l’ouverte de collèges techniques  dédiés à la recherche agronomique. Petit à petit le métier de fermier se professionnalise. On produit davantage avec moins d’ouvriers. En parallèle le pays s’industrialise rapidement grâce à divers facteurs comme les chemins de fers, l’innovation technologique (citons l’invention des presses rotatives, du télégraphe, de l’appareil téléphonique ), mais aussi grâce à une forte migration qui fournit la main d’œuvre aux usines qui poussent comme des champignons !
Des petits villages deviennent en quelques années des mégalopoles qui attirent des blancs et des noirs, ancien fermiers, à la recherche d’un nouvel emploi. La classe ouvrière est en train de naître. L’usine unie, devant la machine, les prolétaires noirs et blancs. Les deux subissent les mêmes conditions de travail, même s’il n’habitent pas les mêmes quartiers de la ville. Les femmes et les enfants ne tardent pas à les rejoindre sur les chaînes de fabrication, en particulier dans le textile. Les impératifs de production dû à l’émergence la société de consommation incitent les propriétaires des usines à rationaliser le travail. Dans cette nouvelle manière de penser le travail , l’Homme doit s’adapter au rythme de la machine et non l’inverse. L’ouvrier jugé qualifié est celui qui est capable de se synchroniser avec sa machine. Les innovations les plus importantes sur l’organisation de la production venaient parfois du terrain.
En 1878, F.W. Taylor était ouvrier dans une usine de métallurgie. Quelque temps plus tard, il est promu contremaître. C’est alors qu’il occupait cette fonction qu’il a commencé à élaborer son organisation scientifique du travail. Selon lui, les problèmes de flânerie dans les usines n’étaient pas causés par les ouvriers, mais plutôt par les méthodes de travail et son organisation, qu’il jugeait mauvaises. C’est pourquoi Taylor, en 1880, développa ses principes liés à l’organisation scientifique du travail. Il désirait que les tâches soient accomplies de manière optimale. Chaque salarié devait toujours faire le même travail qui était décomposée en une multitude de tâches, le temps alloué pour chacune d’entre elle étant préétabli. Ford, quelques années plus tard pousse plus loin le concept de la rationalisation. En effet, c’est à ce patron de l’industrie automobile que l’on doit la création de la chaîne de montage. Afin de diminuer encore plus les gestes de l’ouvrier, la chaîne de montage apporte le travail à l’ouvrier.
Si toutes ces nouvelles manières d’organiser le travail ont réellement permis l’augmentation de la production elles ont aussi considérablement dégradé les conditions de travail des ouvriers :nombre réduit de gestes simples constamment répétés, plus grande monotonie du travail effectué, augmentation du taux d’absentéisme, démotivation au travail, hausse des accidents de travail, etc.
C’est dans ce contexte que ce développe les premières unions d’ouvriers bien décidé à défendre leurs droits

En 1860, un ancien pasteur devenu ouvrier tailleur, fonde à Philadelphie une société secrète destinée à améliorer la situation des travailleurs : Les Chevaliers du Travail. En 1886, les Chevaliers sont 70 000, année où est créée l’American Federation of Labour (AFL) qui regroupe certains Chevaliers et six unions de métier. Le syndicalisme moderne vient de naître. Petit à petit les syndicats utilisent la tradition des work songs pour attirer de nouveaux adhérents . Ainsi en 1865 Charles Haynes écrivit, à Chicago, une des premières labor song pour revendiquer la journée de travail de 8heures. Il faut savoir qu’à l ‘époque les ouvriers travaillaient entre 12 et 14 heures par jour !
Voici une cover de la chanson



Rassemblons-nous de nouveau.
Frappons par et pour la force.
Battons les orgueilleux sans délai;
Que les ouvriers s'unissent,
car chacun doit avoir droit à une loi
instaurant les 8 heures de travail par jour.
Entendez les voix de votre chef vous appeler
Hâtez- vous rapidement sur votre chemin;
Nous devons nous rallier au combat;
Défendre la justice et le droit.
Jusqu'à ce que la loi du travail
reconnaisse la journée de huit heures


Avec cette chanson et les nombreuses grèves qui s’en suivirent Chicago devint l’épicentre de la résistance ouvrière aux Etats Unis. De nombreuses manifestations y ont été brutalement réprimées, en particulier celle de 1886..Ce n’est finalement que dans les années 30 que le temps de travail passera à 8 heures par jour !

Dans la continuité de Charles Haynes de nombreux ouvriers devinrent des auteurs compositeurs et présentaient régulièrement leur travailn durant les pauses, à leurs collègues. En effet avec le bruit des machines il était devenu impossible de chanter en travaillant. Les labor songs se partageaient donc durant la pause déjeuner ou le dimanche autour d’un repas militant.
Pour exemple citons William Creech, un machiniste qui était un ouvrier songwriter célèbre de Chicago. James et Emily Tallmadge deux imprimeurs ont également grandement participé à la création de ce répertoire ainsi que certains responsables syndicaux comme Gustav Lyser.

Peu à peu ces chansons ont été reprises par les journaux et chantées dans les manifestations.
Certaines labor songs sont restés particulièrement célèbres
Voici quelques exemples
Pain and roses
Ici interprété sous son nom d’origine « Bread and roses »



Ce poème écrit à l'origine par James Oppenheim a été publié pour la première fois dans l’American magazine en 1911

Pendant que nous marchons, marchons dans la beauté du jour
Un million de cuisines sombres, un millier de greniers mornes
Sont touchés par des rayons de soleil radieux et soudains
on nous entend chanter, du pain et des roses, du pain et des roses!

Pendant que nous marchons, marchons, nous luttons aussi pour les hommes
Car ils sont les frères des femmes et nous marcherons de nouveau avec eux
Nos vies ne seront pas passées à suer de la naissance à la mort
Le coeur a faim tout comme le corps,
Donnez-nous pain, mais aussi des roses 

Pendant que nous marchons, marchons, d’innombrables femmes mortes
Pleurent pendant que nous chantons, notre cri pour du pain
L’art, l’amour et la beauté que leurs âmes de servantes renfermaient
Oui, nous luttons pour du pain,
mais nous luttons pour des roses aussi 


Dès sa parution le poème est repris par des militantes syndicales.  Il est, par exemple, devenu un hymne de ralliement lors la grève du textile de 1912 à Lawrence dans le Massachusetts, souvent appelée grève « Du pain et des roses ». Dirigée par des travailleuses immigrantes cette grève a développé de nouvelles tactiques qui sont devenues des pratiques courantes pendant les conflits de travail, y compris le piquet de grève mobile permettant ainsi d’éviter les accusations de flânage.

"Dump the Bosses Off Your Back



Cette chanson a été composé par un ouvrier vaillant nommé John Brill en 1916 ! Comme de nombreuses labor songs la mélodie est reprise d’un air traditionnel ou d’un chant religieux, ici un chant baptiste du nom de "What a Friend We Have in Jesus."
Les paroles appellent à se débarrasser des patrons inutiles qui vivent sur le dos des ouvriers

Êtes-vous pauvre, désespéré et affamé?
Y a-t-il beaucoup de choses qui vous manquent?
Votre vie est-elle faite de misère?
Alors débarrassez-vous des patrons qui vivent sur votre dos


Pie in the skye

Ce petit bijou a été écrit au début du 20eme siècle par Joe Hill  , un militant syndical resté célèbre pour avoir composé de nombreux labor songs restés célèbres. On peut citer, par exemple, "The Tramp", "There Is Power in a Union", "The Rebel Girl", ou "Casey Jones—the Union Scab". Sa pièce maitresse reste cependant Pie In The skye qui montre du doigt le second gardien de l’ordre établie : L’homme d’Eglise.



Des prédicateurs aux cheveux longs sortent tous les soirs,
Ils vous disent ce qui ne va pas et ce qui est bien;
Mais lorsqu'on leur demande comment manger quelque chose,
ils répondent d’une voix si douce:

Vous mangerez, bye and bye
Dans ce pays glorieux qu’on nomme le ciel;
Travaillez et priez, mangez du foin ,
et une tarte vous attendra dans le ciel quand vous mourrez

Ouvriers de tous les pays, unissez-vous,
côte à côte pour la liberté battez vous :
Quand le monde et sa richesse nous saurons donné
Aux greffeurs, nous chanterons ce refrain:

Vous mangerez, bye and bye
Dans ce pays glorieux qu’on nomme le ciel;
Travaillez et priez, mangez du foin ,
et une tarte vous attendra dans le ciel quand vous mourrez


Les labor songs sont des pièces remplies de trésors. Voici, pour les plus curieux d’entre vous, une sélection particulièrement pertinente



La chanson d’ouverture mérite tout spécialement d’être remarqué. Il s’agit d’un hommage à Joe Hill dont nous avons parlé précédemment. Ce morceau est magnifiquement interprété par l’acteur et musicien noir Paul Robeson qui, toute sa vie, s’est investi dans la lutte contre les discriminations.



En ce faisant Robeson s’approprie une histoire syndicale qui était à l’époque essentiellement blanche. En effet on trouve très peu de labor songs interprétées par des noirs alors que ceux cies travaillaient pourtant, eux aussi, sur les chaînes de montages des grandes industries du pays.

On peut se demander qu’elle en la raison ?

La place de la population noire dans les syndicats reste malheureusement problématique lors de la première révolution industrielle aux Etats Unis. À la fin du XIXème siècle et au début du XXème, les discriminations sont en effet encore très répandues, y compris au sein des syndicats. Les noirs décident alors de créer les leurs, tout en continuant à revendiquer leur place dans les grandes formations syndicales du pays. C’est le cas de A. Philip Randolph, un meneur hors pair. En 1925, il fonde le syndicat des bagagistes de wagons lits qui est l’une des organisation à majorité afro-américaine les plus influentes dans le pays. A tel point qu’en 1941 Randolf semble avoir mobilisé 100 000 personnes prêtes à marcher sur Washington contre les discriminations. Cela suffit pour persuader le président Franklin D. Roosevelt de mettre fin à la ségrégation dans les industries de la défense. Victoire pour Randolph et ses camarades. Ils annulent la manifestation, et officialisent le Mouvement de la Marche sur Washington.
Peu à peu, grâce à des acteurs du changement comme Phillip Randolph , se développent des syndicats mixtes qui militent pour les droits civiques du peuple noir .
Au début du 20eme siècle les mobilisations politiques des Noirs américains se sont donc largement développées à l’intérieur de leurs communautés ségréguées.
Malgré tout, les Africains-Américains n’ont jamais combattu seuls pour la justice raciale.  Depuis le mouvement abolitionniste au moins, des personnes blanches ont toujours secondé, en tant qu’alliées, les mobilisations africaines-américaines. Structuré à la fin du XVIIIe siècle, le mouvement abolitionniste constitue un moment essentiel dans l’histoire des mobilisations interraciales aux États-Unis. Parmi les précurseurs de ce mouvement, les Quakers appuyèrent leur engagement antiesclavagiste sur leur doctrine religieuse affirmant la présence de Dieu en chaque être humain et considérant donc l’esclavage comme un affront à la volonté divine.  En 1775, Anthony Benezet et la communauté quaker de Philadelphie. fondèrent la première société antiesclavagiste d’Amérique du Nord, la Pennsylvania Abolition Society. À la fin des années 1830, on estime ainsi à 250 000 le nombre de membres, très majoritairement blancs. le mouvement abolitionniste est resté un modèle d’organisation politique interraciale. Par exemple, sur les 60 membres fondateurs de la NAACP en 1909, 53 étaient blancs.La National Association for the Advancement of Colored People est une organisation américaine de défense des droits civiques. Elle s’est fixée pour objectif d'« assurer l'égalité des droits politique, éducative, sociale et économique de tous les citoyens et éliminer la haine raciale et la discrimination raciale » et eût un impact fondamental dans la reconnaissance des droits du peuple noir.

Les Work songs sont de véritables miroirs de l’histoire Américaine, des miroirs qui éclairent ses parts d ‘ombres et de lumières. Elles sont des outils indispensables pour saisir la complexité de la société civile et son évolution entre le 18eme et le début du 20eme siècle.

Après cette introduction il est maintenant temps de nous pencher plus en avant sur une labor songs particulièrement mystérieuse : Peg and Awl

Sources
https://www.laflammedelegalite.org/disc ... -songs.php
https://fr.wikipedia.org/wiki/Chant_de_travail
https://books.openedition.org/pur/24583?lang=fr
https://www.bateaux.com/article/31650/c ... 20basiques.
https://www.alloprof.qc.ca/fr/eleves/bv ... vanc-h1081
https://share.america.gov/fr/les-syndic ... tats-unis/
https://metropolitiques.eu/Segregation- ... alite.html
https://fr.wikipedia.org/wiki/National_ ... 20civiques.
https://metropolitiques.eu/Segregation- ... alite.html

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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » ven. 30 avr. 2021 16:32

Negro Songs of Protest

Dans mon précédent Post j'avais constaté la difficulté de trouver des exemples de labor songs chantées par des noirs.
J'en avais conclu que celles cies n'existaient peut être pas et que les protest songs noires existaient uniquement à travers des symboles et des allégories à l'intérieur des Works songs et des négro spirtuals.
Un article de Camille Moreddu consacré aux Usages politiques de la folk music à l’époque du New Deal vient de me prouver le contraire.
Cet article se penche sur la collecte des chansons folk dans l'amerique du New deal. Ce qui suit est pour l'essentiel une transcription de son travail

Après son élection en 1933, le président Franklin D. Roosevelt lance un vaste programme de réformes, connu sous le nom de New Deal, visant à relancer l'économie du pays et à venir en aide aux laissés-pour-compte du rêve américain. Dans ce cadre il lance en 1935 La "Resettlement Administration". Il s'agissait d'un organisme public qui relogeait, au sein de villages communautaires, les ouvriers immigrés licenciés durant la grande crise des années 30 par les industries Américaine.

Charles Seeger, grande figure de l'histoire de la musique aux États-Unis, compositeur, professeur de musique, musicologue, et militant politique proche du parti communiste prends alors la tête du programme musique de la Special Skills Division, un département de la Resettlement Administration. Il est chargé d'organiser des« activités récréatives » au sein des villages communautaires. Dans ce cadre il embauche en 1936 une collectrice de chanson du nom de Sidney Robertson. Très vite elle devient son assistante et est chargée d'aller collecter de la folk music dans les régions où sont implantées les communautés. Les enregistrements qu'elle réalise seront ensuite utilisés pour la création de brochures musicales distribuées dans les communautés, ainsi que pour former les travailleurs sociaux à la promotion de la folk music.

Dans ses voyages elle enregistre de nombreuses labor songs chantées par des blancs. Pourtant, à l'occasion d'un séjour à Saint-Louis, Robertson a également enregistré des chants écrits par trois jeunes femmes afro-américaines nommées Gladys, Mattie et Juanita Grouch. Elles ont toutes les trois activement participé aux manifestations d'avril 1936, ce qui leur a valu un séjour en prison. La chanson « Dickman O Dickman » interprétée par les sœurs Grouch a été enregistrée par Robertson le 10 décembre 1936.
Voici les paroles

« Dickman O Dickman, Quand allons-nous
manger ? ( x3)
Nous avons tellement faim. (x2)
Dickman O Dickman, que devons nous
porter ? (x3)
Nous n'avons plus de vêtements. (x2)
Dickman O Dickman, où pouvons nous vivre ?
(x3)
Nous n'avons plus de maison. (x2)
Dickman O Dickman, taxe le riche. (x3)
Pour nourrir le pauvre. (x2) »


Il s'agit d'un chant adapté d'un spiritual, très souvent utilisé comme chant de grève dans les manifestations. Ce qui est intéressant c'est que dans ses rapports officiels, Robertson ne mentionne pas les chants des sœurs Grouch. Ce silence est sans doute lié au fait que les programmes d'aide de la Resettlement Administration ne s'adressaient pas aux Afro-Américains, par conséquent Robertson n'était pas censée enregistrer leurs chants.
Les chants de protestation des Afro-Américains sont donc largement éludés des collections au milieu des années 1930, à l'exception notable des travaux du folkloriste militant Lawrence Gellert qui publie l'ouvrage Negro Songs of Protest en 1936.
Image

Lawrence Gellert (1898-1979), Était un collectionneur de musique qui, dans les années 1920 et 30, a amassé une importante collection de blues et de spirituals afro-américains enregistrés sur le terrain. Il a également affirmé avoir documenté des traditions protestataires noires dans le sud des États-Unis. Cette collecte a très vite été remise en question car aucun autre chercheur n' a trouvé la trace de ces chansons. Ces collègues l'ont donc très vite soupçonnés d'avoir inventé ces chansons dans un but politique. Les soupçons se sont encore renforcés par le fait que Gellert ait refusé de citer ses sources, apparemment pour protéger les chanteurs contre les représailles. Enfin il faut savoir que Gellert a falsifié beaucoup d'autres choses dans sa vie, comme le fait qu'il ait été témoin d'un lynchage ou qu'il ait vécu avec une femme noire.

Il est donc fort probable que cet ouvrage soit un faux, mais le travail de Sidney Robertson démontre, lui, qu'il existe bel et bien un répertoire de labor songs Afro Americain. Il a été malheureusement largement éludé par les collecteurs blancs qui ont plutôt concentré leurs efforts sur la collecte de blues, de work songs ou de spirituals qui, bien que prenant la forme de complainte, ne font pas écho à des luttes collectives ou a des revendications particulières, ou alors de manière cryptée.

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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » dim. 2 mai 2021 12:57

Chapitre 12 : "Peg and Awl" - The Carolina Tar Heels (part2 )



Set One: Ballads; Disc One; Track Twelve: "Peg and Awl" performed by The Carolina Tar Heels. "Vocal duet with harmonica, banjo, guitar." Recorded in Atlanta on October 14, 1928. Original issue Victor V-4007A.


Carolina Tar Heels est un groupe fondé par le banjoïste Doc Walsh et le guitariste Gwen Foster en 1925. Dès le départ il se singularise par le fait que les musiciens n’ont jamais intégré dans leur groupe un instrument à corde tel que le violon.  Clarence Ashley, dont nous avons déjà évoqué la carrière dans le chapitre consacré à House Carpenter, a joué avec le groupe entre 1928 et 1929. On le retrouve d’ailleurs au chant et à la guitare sur le titre Peg And Awl
Image
Les Tar Heels ont enregistré pour le label Victor jusqu'en 1932. Suite à la dissolution du groupe, Walsh et Foster ont repris des emplois réguliers. La publication de l’Anthologie a permis au public de redécouvrir le groupe qui s’est reformé (sans Clarence Ashley) au début des années 60. Il ont enregistré un album pour le label folk legacy en 1964. Cette redécouverte a permis de mettre en lumière l’apport de Doc Walsh à son instrument. Il a été un des premiers à utiliser trois doigts de sa main droite et à jouer du bottleneck sur un banjo. Il a démarré sa vie d’adulte en travaillant comme enseignant mais très vite il délaissa cette profession pour déménager à Atlanta dans l’espoir de vivre de sa musique. En 1925, il enregistra quelques titres pour columbia dont i m free at last qui sera reprise, plus tard, par hank Williams.



Il rencontra lors de la session d’enregistrement de la chanson The Bulldog Down In Sunny Tennessee, Gwen Forster avec qui il fondera Carolina Tar Heels la même année.

A côté de ses enregistrements avec son groupe Doc Walsh continuera de se produire en solo. Il mettra ainsi sur bande la première version d’In the Pines, un classique du folk Américain, en 1926.



Ce titre a été enregistré avec Chris Bouchillon dont nous avons déjà parlé dans un chapitre de ce topic puisqu’il est l’inventeur du Talking Blues.

Doc Walsh enregistrera jusqu’en 1932. La crise économique et les besoins de sa famille (il avait 4 enfants à nourrir) l’obligèrent à prendre un travail plus régulier que celui de musicien. Selon les sources il travaillera en tant qu ‘ouvrier dans une usine de volailles, une firme automobile ou en tant que fermier. Quoi qu’il en soit il continuera toute sa vie à faire de la musique dans des groupes locaux avant d’être redécouvert grâce à l’anthologie d’Harry smith. Il mourra en 1967. Son fils Drake Walsh reprendra alors le flambeau et jouera les chansons de Carolina Tar Heels jusqu’à sa mort en 2010.

La chanson Peg And Awl a été enregistré le 14 octobre 1928 à Atlanta pour le label victor.

Les paroles évoquent le travail monotone d’un cordonnier qui entre 1801 et 1803 passe ses journée à raccommoder et fabriquer des chaussures. En 1804 l’invention d’une machine permet d’en fabriquer des centaines chaque jour. Le cordonnier jette alors son tablier à la poubelle et dit que jamais plus il n’utilisera ses outils.

Cette work song est particulièrement intéressante, car comme à son habitude, Harry Smith, a choisi une composition remplie de questions et de mystères.
- Pourquoi le choix du cordonnier ?
- Quelle est la signification des dates de la chanson ?
- Quand et par qui a t’elle été écrite ?

C’est à toutes ces questions que nous allons essayer de répondre

Le choix du métier de cordonnier dans la chanson

A première vue le métier de cordonnier n’est guère propice à l’écrire d’une chanson. Il n’a pas la force poétique du fermier ou du cow boy, des professions qui évoquent la nature et les grands espaces. Le cordonnier étant un métier solitaire il n’est pas non plus susceptible, à priori, d’évoquer la lutte des classes laborieuses contre le patronat.
Ces préjugés tombent pourtant en poussière lorsqu’on s’intéresse d’un peu plus prêt au sujet. Dans un article publié dans la revue d’histoire moderne et contemporaine, Eric J. Hobsbawm et Joan Wallach Scott reviennent sur le rapport très particulier qui existe entre le cordonnier et l’histoire politique révolutionnaire en Europe au 18eme et 19eme siècle.
En effet, en France comme en Angleterre, le cordonnier était réputé pour son amour de la liberté et son rôle de politicien de village. Ils ont été parmi les premiers à s’organiser en «syndicat» en Angleterre (à Londres en 1792 puis au plan national en 1804) , et cela de longues années avant que la couronne ne l’autorise (1826). D’autre part des historiens de tout horizons observent la présence des cordonniers, dans les émeutes populaires anglaises, dans la révolution allemande de 1848, parmi les opposants au coup d’État bonapartiste de 1851 et ensuite parmi les insurgés de la Commune de Paris…
Comment peux t’on expliquer cette particularité ?
La première explication est à chercher dans l’instruction dont bénéficiait les cordonniers
L’alphabétisation et le goût légendaire des cordonniers pour la lecture  est un fait historique établie même si les causes restent discutées.
Une des causes probable est sans doute dû au fait que le cordonnier travaillait souvent seul ce qui lui permettait d’organiser sa journée relativement librement et ainsi de s’aménager un temps pour la lecture. D’autre part le métier de cordonnier ne demandait pas d’aptitude physique particulière. Il s’agissait probablement du métier le moins épuisant que pouvait exercer un homme à la campagne. De ce fait, les garçons petits, faibles ou ayant un handicap physique étaient habituellement dirigés vers ce métier. Leur journée de travail moins fatigante que celle de l’agriculteur et leur physique plus chétif les conduisaient naturellement à s’orienter vers des activités plus intellectuelles que sportives.
Enfin si les cordonniers exerçaient leurs métiers seul ils étaient formés pendant de nombreuses années au sein de fabriques composées d’un maître et de plusieurs apprentis. De nombreux cordonniers passaient plusieurs années à voyager pour perfectionner leur éducation avec différents maîtres. Ces voyages leur permettait d’élargir leur connaissance en se confrontant à diverses cultures et réalités locales du pays. Peu de profession connaissait aussi bien les réalités sociales culturelles et géographiques que le cordonnier. L’éducation des cordonniers les conduisait à avoir des opinions sociales et politiques plus affirmées et radicales que celles des autres professions. Ces opinions étaient souvent très à gauche car les cordonniers n’étaient pas riches. À la fin du XIXe siècle un auteur pouvait écrire au sujet du métier :
« En tant que classe, le cordonnier moyen n’était ni propre ni soigneux dans son apparence physique ou vestimentaire, et la vocation était regardée comme étant de niveau social bas « 
L’engament proverbial des cordonniers à l’extrême gauche de l’échiquier politique n’a donc rien de surprenant.
Petit à petit le cordonnier devint un activiste politique au sein des villes et des campagnes car son travail, contrairement à celui d’un forgeron par exemple, pouvait se faire en discutant. Lorsque les clients, souvent des gens humbles, venaient dans son atelier le cordonnier diffusait ses idées politiques tout en travaillant, tant et si bien qu’au fil du temps beaucoup de cordonniers devinrent maires de villages ou de petites villes. Son atelier calme constituait un centre de sociabilité toujours ouvert, un lieu presque aussi propice à la conversation que l’auberge locale. Le cordonnier était ainsi une figure incontournable de la vie politique et intellectuelle des campagnes :alphabétisé, capable de s’exprimer, relativement informé  Il était toujours présent aux endroits où la mobilisation populaire était susceptible de se produire :dans la rue du village, sur les marchés, les foires, dans les fêtes. Il n’est pas étonnant de voir que dans les campagnes françaises des années 1793-1794, les cordonniers et les taverniers « semblent avoir été de véritables révolutionnaires par vocation ». Ainsi richard Cobb écrivit dans son livre « Les armées révolutionnaires, instrument de la Terreur dans les départements " :
« le rôle des cordonniers, ces révolutionnaires de villages qui, faits maires par la poussée révolutionnaire de l’été 1793 ou se trouvant à la tête des comités de surveillance, menèrent les sans-culottes contre les gros… Ils formaient la majorité de ceux qui se retrouvèrent ensuite sur les listes de “terroristes à désarmer” rédigées dans les campagnes en l’an III.Il y a là un phénomène social indéniable « 
La révolution industrielle du 18eme siècle a bouleversé la vie des cordonniers et largement développé leur radicalité.
Quels furent les changements qui affectèrent le métier de la cordonnerie pendant la première révolution industrielle en Angleterre ?
Dès le milieu du 18eme siècle des ateliers de cordonnerie se mirent en place pour produire à plus grande échelle. Il s’agissait d’agglomérat d’ateliers artisanaux traditionnels avec une division du travail minimale. Peu à peu le cordonnier perdit son indépendance. Une nouvelle étape fut franchie avec L’invention de la machine à coudre en 1830 qui conduisit à la création de centres plus importants qui étaient de fait des usines non mécanisée. Avec de telles structures, on pouvait envisager de s’orienter vers la production à grande échelle, destinée soit à l’exportation, soit à des contrats de fourniture pour l’armée et la marine.  Petit à petit l’indépendance du cordonnier disparu et la segmentation des tâches nécessitant moins de savoir faire conduisit à une baisse des salaires dans la profession. Les cordonniers qui percevaient qu’ils étaient définitivement devenus des ouvriers salariés, se dirigèrent encore plus massivement vers le syndicalisme. Peu à peu le syndicalisme cordonnier devint légendaire. Des manifestations étaient organisé dans les rues des villes en leur honneur. À Nantwich dans le Cheshire, par exemple, un fort syndicat de ce type célébra la fête de la Saint-Crépin en 1833 avec une grande procession. Presque 500 habitant de la ville se joignirent à la procession, chacun portant un tablier blanc de belle facture.
A l’issue de ces recherches ont comprend donc mieux le choix du métier de cordonnier par l’auteur de la chanson et en quoi ce choix fait de ce morceau une protest song.
Il est relativement rare qu’une chanson évoque des dates. Peg And Awl est une exception puisque l’auteur parle des années 1801-2 et 3 durant lesquelles le cordonnier était enfermé dans sa tâche répétitive avant l’invention d’une machine en 1804 qui lui a fait déposer ses outils.
Ces dates posent questions

Les dates de la chanson

Pourquoi ces dates posent elles questions ? Tout simplement parce que la machine à coudre n’a été inventé qu’en 1830 soit 25 ans après les dates évoquées dans la chanson. D’autre part le travail du cordonnier est resté manuel jusqu’à 1845, lorsque la machine à coudre a fait son apparition dans les ateliers..
1804 reste cependant un moment important pour la profession puisqu’il s’agit de la date où à été fondé la première union des cordonniers au niveau national en Angleterre. Les unions des salariés sont les ancêtres des syndicats qui n’ont été reconnu officiellement par le gouvernement des îles britannique qu’en 1826, deux ans après le droit de grève !
Jusqu’alors Les Combination Acts de 1799 et 1800 interdisaient toute action collective de la part des travailleurs. Ces lois répondaient à une pétition de plusieurs centaines de Patrons. « Rien n’est plus nocif », écrivait un propriétaire d’usine du nom de Gray, « que de permettre aux ordres inférieurs de sentir leur force et de communiquer librement entre eux ». Les grèves et la collecte de fonds furent interdites. Tout travailleur qui « se combinait » avec un autre pour obtenir une augmentation de salaire ou une réduction du temps de travail s’exposait à trois mois d’incarcération ou à deux mois de travaux forcés. Pendant plus de 20 ans, toute révolte ou contestation s’attirait une répression sanglante. Les meneurs de grèves étaient incarcérés, déportés ou pendus sur la place publique. Face à cette « terreur », les ouvriers créèrent des sociétés secrètes et rebelles.
Mon hypothèse est que la date de 1804 évoquée dans la chanson fait référence à la création de l’union des ouvriers du métier de la cordonnerie. Si cette hypothèse est exacte elle expliquerait aussi pourquoi l’invention de la machine, en 1804, n’est pas présenté comme un problème pour l’ouvrier. On a au contraire l’impression que celle cie le délivre d’une tâche répétitive et ennuyeuse.

In the days of eighteen and four
Peg and awl.
In the days of eighteen and four
Peg and awl.
In the days of eighteen and four
I said I'd peg them shoes no more.
Throw away my pegs, my pegs, my pegs, my awl.

They've invented a new machine
Peg and awl.
They've invented a new machine
Peg and awl.
They've invented a new machine
Prettiest little thing you ever seen.
Throw away my pegs, my pegs, my pegs, my awl.


Cette représentation positiviste ou pour le moins ambivalente de la machine est très rare dans les Work Songs. En effet dès le départ les ouvriers avaient une très mauvaise image des chaînes de production qui rendaient le travail répétitif, pénible et avilissant et surtout incertain ! Ainsi le mouvement luddiste, née en Angleterre au début du 19eme siècle, organisait régulièrement des actions violentes pour détruire les machines. Pour eux il s’agissait d’une tentative désespérée d’empêcher que des centaines de milliers de travailleurs sombrent dans le chômage et la misère. Ces actions étaient très sévèrement punies par le gouvernement et certains d’entre eux ont même finit à l’échafaud
On retrouve cette opposition Homme/ machine dans de nombreuses work songs. La plus célèbre d’entre elles reste la ballade de john Henry qui raconte l’histoire vraie du travailleur john Henry.
Voici une version en Francais qu’Hugues Aufray a adapté pour son dernier album en date



Dans peg and awl le rapport à la machine est plus ambivalent, il s’agissait sans doute pour l’auteur d’éviter la censure et le bagne.
Toutes ces réflexions nous amènent à nous demander quand et par qui a été écrite la chanson ?

Date d’écriture et auteur de la chanson

La première version connue de la chanson a été enregistré en 1925 par Kelly Harrell



Kelly Harrel est un des premiers songwriter de l’histoire de la country. Aurait il écrit cette chanson ? C’est peu probable car elle ne correspond pas vraiment à son répertoire habituel. On ne retrouve cependant aucune trace avant lui de cette chanson, nous en sommes donc réduit aux conjectures. L’hypothèse que je propose, à partir des éléments évoquées plus haut, est que cette chanson ait été écrite, par un militant, en Angleterre entre 1804 et 1826 dans le but de faire adhérer à l’union des travailleurs cordonniers de nouveaux membres de la classe laborieuse naissante. Elle manque évidemment de fondements pour être prise au sérieux par des lecteurs pointilleux, mais la vie n’est qu’un jeu et les chansons sont, avant tout, de beaux jouets.

Sources

https://mudcat.org/thread.cfm?threadid=73581
https://oldtimeparty.wordpress.com/2012 ... g-and-awl/
https://commonfolkblog.wordpress.com/20 ... 9/peg-awl/
https://www.force-ouvriere.fr/le-syndic ... ritannique
https://www.cairn.info/revue-d-histoire ... ge-145.htm

https://www.marxiste.org/theorie/histoi ... -1800-1850
https://wilkesheritagemuseum.com/hall-o ... -tar-heels

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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » dim. 16 mai 2021 11:26

Chapitre 13 G.B. Grayson - Ommie Wise


Set One: Ballads; Disc One; Track Thirteen: "Ommie Wise" performed by G.B. Grayson. "Vocal solo with violin." Recorded in Atlanta on October 18, 1927. Original issue Victor 21625B (40306).

Pour le chapitre 13 de son anthologie Harry Smith renoue avec la tradition de la murder Ballad. Pour l’occasion il choisit la première écrite sur le sol Américain, Naomie Wise !

Les faits

Au début du mois d’avril 1874 le journal local Greensboro Patriot publie une nouvelle en plusieurs épisodes inséré dans l’édition du 8, 15, 22 et 29 avril. Ce récit se nomme naomie Wise et est signé par un auteur du nom de Charlie Vernon qui était le pseudonyme de Braxton Craven, président du Trinity College situé dans le comté de randolph en virginie du nord. Le succès fut tel que l’histoire a été reprise par de nombreux autres quotidiens et réimprimé régulièrement sous forme de brochure.
L’histoire de Craven relate le crime réel de Naomie Wise. Dans ses écrits il date les évènements « d’il y a environ 40 ans ». Cela nous ramènerai donc en 1834. Cette date ne correspond pourtant pas à celle indiquée sur la tombe de Naomi Wise qui fut enterré à à Randleman, Caroline du Nord. Vous pouvez d’ailleurs toujours la visiter, elle est nichée dans le cimetière juste en face de l'église.

La date indiquée est 1808. Le travail des chercheurs et des folkloristes a permis de comprendre que la stèle de Naomie Wise n’est pas l’originale. Elle a été reposé plusieurs fois, ce qui, pour certains, jette une doute sur les dates indiquées. Certains chercheurs pensent en effet que Naomie pourrait être née bien avant la date indiquée sur la stèle (1789) et morte en 1807, plutôt que 1808.
L’écrit de Braxton a été une source essentielle pour comprendre le crime.
A la fin de sa nouvelle il écrivit une ballade qui servira de trame aux futures chansons sur le thème de Naomie wise. Voici le texte

Je vais vous raconter
L’histoire de Naomi Wise,
Comment elle a été trompée
Par les mensonges de John Lewis….
Il a promis de la rencontrer
Aux sources d'Adams;
et lui a promis le mariage
ainsi que tout un tas d’autres belles choses.
Elle est montée derrière lui
Et ils se sont rendu
Aux rives de Deep River,
Là où l'eau coulait…
«Pas de pitié, pas de pitié,»
a crié le monstre
«Au fond de Deep River
ton corps demeurera
Le misérable l’a étouffé
et comme vous l’avez compris,
il l'a jetée dans la rivière,
sous le barrage du moulin…


cette ballade omet de nombreux points de l’histoire et de très nombreux travaux, officiels ou officieux ont permis de reconstituer les éléments du puzzle avec autant de certitudes que possible au vu de l’ancienneté du crime et du peu de traces écrites retrouvés dans les archives de la ville.

En voici la synthèse

Née, peut être, en 1789 (sans grande certitude) et orpheline dans son enfance Naomie est devenue servante dans la maison de M. et Mme William Adams du comté de Randolph, en Caroline du Nord. Bien que certains récits la dépeignent comme un parangon de féminité juvénile - une «créature douce et confiante» avec une personnalité attrayante et un tempérament joyeux »- les travaux contemporains les plus fiables la décrivent plutôt comme une personnalité ambigûe et complexe . Elle était mère de deux enfants née de relations « non officielles » avec deux employeurs différents alors qu'elle était n’était encore qu’une adolescente. En 1807 elle est tombée enceinte d'un troisième enfants par l’intermédiaire d’ un jeune homme du nom de Jonathan Lewis.
Jonathan Lewis était le descendant d'une famille relativement aisée établie de longue date dans le comté de Randolph. A cette époque Lewis travaillait en tant qu’employé dans le village d'Asheboro. Chaque jour lorsqu’il retournait à sa maison familiale il passait devant la ferme de la famille Adams. Un jour , alors que Naomi transportait de l'eau de source vers la maison, Jonathan s'est arrêté et a demandé s'il pouvait en prendre un verre.Elle a accepté, Jonathan mis alors le pied à terre et l'aida à porter ses seaux jusqu'à la maison.Naomi est tombée amoureuse de Jonathan Lewis et s’était réciproque, tant et si bien qu’elle tomba rapidement enceinte. A l’époque tomber enceinte hors mariage était particulièrement mal vu, Naomie n’hésita pourtant guère à diffuser la nouvelle dans la petite ville, disant être tombé amoureuse et enceinte d’un Homme d’une haute stature sociale.  
La mère de lewis n’avait nullement l’intention de voir son fils épouser une femme d’un rang social inférieure, elle poussa jonathan dans les bras de Hettie Elliott, fille de l’employeur de jonathan.  Quand Hettie a confronté Jonathan aux rumeurs qui s’étaient désormais répandues dans tout le comté celui ci déclara qu'il s'agissait d'une calomnie malveillante diffusée par les ennemis de la famille Lewis pour ruiner sa réputation.
Naomi, cependant, a non seulement continué à diffuser la nouvelle, mais aurait également menacé de traduire Jonathan en justice pour obtenir une pension alimentaire.
Jonathan parut céder. Acceptant de s'enfuir avec elle, il organisa une rencontre à la source en contrebas de la maison des Adams. Le soir choisi Naomi, prenant le seau à la main et faisant semblant d'aller chercher de l'eau se précipita vers la source où Lewis l'attendait à cheval. Laissant le seau derrière elle, elle monta à l'arrière du cheval et les deux partirent dans la nuit, apparemment pour se marier.
Le lendemain matin, après avoir découvert que Naomi n'était jamais revenue à la maison, son employeur, William Adams, se dirigea vers la source. Il retrouva le seau d'eau abandonné, les empreintes de sabots dans la boue et les traces des semelles des bottes de Naomi - il en déduisit rapidement qu'elle avait été emportée à cheval. volontairement ou non ? il n'y avait aucun moyen de le savoir. Il rassembla un groupe de recherche d'une demi-douzaine de voisins. Il ont suivi la piste du cheval le long des berges de la rivière et ont retrouvé le corps de Naomie dans l'eau. Sa gorge portait des marques d’étranglements.
Il semblait très vite clair que Jonathan Lewis était le meurtrier. Il avait le mobile, connue de tous, et la réputation d’avoir le sang chaud.Il fut retrouvé et arrêté le même jour. Ramené sur les lieux du crime et confronté au cadavre de Naomi, il déclara son innocence, affichant si peu d'émotion à la vue de son ancien amour assassiné que plusieurs des hommes présents sur les lieux du crime ont dû être empêchés de le lyncher sur place. 
Il a été enfermé dans la prison du comté de Randolph, mais il réussit à s’échapper avant son procès, sans doute grâce à des complicité au sein de l’établissement. Il s’est alors rendu dans le kentucky pour fonder une nouvelle famille.  Il se maria avec une femme du nom Sarah McCain avec qui il eut deux enfants  Il fut repris en 1811. La légende dit que la chanson Omie wise aurait pu jouer un rôle dans l'arrestation de John Lewis. On dit qu’un individu s’est agité quand un musicien a joué la ballade dans un bar du Kentucky. Après une petite enquête, on aurait constaté que l'homme trop perturbé était John Lewis lui-même, et l'incident aurait contribué à le ramener en Caroline du Nord pour y être jugé.Cette partie de l’histoire fait certainement partie de la légende, mais comme le dit Dylan : Lorsque la légende est plus belle que la vérité, racontez la légende ! Quoi qu’il en soit Il a été ramené du Kentucky en Caroline du Nord et est resté en prison de 1811 à 1813. il fut ensuite jugé et acquitté du crime de Naomie, apparemment faute de preuves. Il a cependant été reconnu coupable d’évasion et a passé 47 jours en prison, après quoi, il a été libéré et est retourné au Kentucky. Le lieu et la date de sa mort restent sujet à débat. Certains récits affirment également que, sur son lit de mort vers 1820, il aurait finalement avoué le meurtre de Naomi - une tragédie qui, à ce moment-là, était déjà entrée dans la légende locale.

La légende devient une chanson

Cette légende sera reprise par de nombreux musiciens. La première version enregistrée de la ballade a été publié en 1926. La chanson a été mise sur bande quelques mois plus tôt, le 24 novembre 1925 par le chanteur Vernon Dalhart.

Le crime de sang était indissociable de la vie de Vernon dont le père a été tué dans une bagarre alors que vernon avait à peine 10 ans. A l’âge de 30 ans, vers 1910,Vernon obtient ses premiers engagements en tant que ..Chanteur d’opéra! Il fait une carrière honorable jusqu’en 1916 où il est engagé par  Edison Records pour enregistrer des ballades et des vieux airs folks. De 1916 à 1924 il met sur bande plus de 400 chansons mais c’est en 1924 qu’il décroche la timbale en enregistrant The Wreck of the Old 97 qui devient le disque le plus vendu de son époque.

Ce titre est aujourd’hui considéré comme le premier tube country. Pourtant au vu de son parcours atypique de chanteur d’opéra Vernon a longtemps été considéré comme un usurpateur dans le monde de la country musique. On reprochait à ses interprétations de n’être pas assez authentiques, preuve en était ses enregistrements, à qui ils manquaient, selon certains critiques, l’âme de la terre et la rudesse de la nature. Il faudra attendre 1970 pour que son nom soit intronisé au Country Music Hall of Fame 
La version de Vernon présente Naomie comme une innocente jeune fille et prend par ce fait quelques libertés avec la réalité car nous savons aujourd’hui qu’elle a probablement fait chanter son amant pour obtenir une pension. Sa version se termine également par une morale rappelant aux jeunes filles de se méfier des amants de passages. Vernon s’inscrit ainsi dans la tradition des ballades qui avaient pour vocation de poser les jalons de la bonne morale de la vie en société.

Nul ne sait qui a composé cette ballade, le plus probable étant qu’elle circulait depuis plusieurs décennies dans le comté lorsque Edison Records proposa à Vernon de la mettre sur bande. En effet plusieurs témoignages précisent que plusieurs ballades faisant allusion à cet évènement étaient chantées dans le région quelques années, à peine, après le meurtre.

Une seconde version sera enregistrée quelques mois plus tard par un certain Morgan Dennan. Je n’en ai malheureusement retrouvé aucune trace.

G.B Grayson sera donc le troisième à enregistré cette ballade pour la maison de disque Victor le 18 octobre 1927. Grayson était un musicien particulièrement célèbre dans les années 20. il enregistra en duo avec le guitariste Henry Whitter de nombreux tubes pour la maison de disque victor. Citons  "Nine Pound Hammer", "The Banks of the Ohio", "Little Maggie," Handsome Molly "," Going Down the Lee Highway 



Leur répertoire était bien souvent composé d’adaptation d’anciennes chansons. Le duo s’inscrivait ainsi parfaitement dans la tradition du Folk Process. Aujourd’hui encore de nombreux artistes reprennent des chansons du groupe. Dylan, par exemple, a enregistré Handsome Molly.
Parallèlement à sa carrière avec Whitter, Grayson continua d’enregistrer seul. C’est ainsi qu’en octobre 1927 il mit sur bande la troisième version de Naomie Wise. Les murder ballad étaient parmi les chansons que Grayson préférait chanter car elles résonnaient avec sa propre existence. Son oncle était en effet un personnage important de l ‘Armée, il participa à l’arrestation d’un fugitif resté célèbre aux Etats Unis du nom de Tom Dooley. Grayson écrira une ballade en son hommage que the kingstom trio reprendra 40 plus tard pour en faire un tube.
Voici la version originale


Les paroles de Naomie Wise chanté par Grayson sont légèrement différentes des versions précédentes

En voici une traduction

Je vais vous raconter l'histoire d' Ommie Wise
comment elle a été trompée par les mensonges de John Lewis
Il lui a dit de venir la retrouver à la source d'Adams
qu'Il lui apporterait de l'argent et d'autres belles choses
Il ne lui a apporté ni l'un ni l'autre
Il lui a dit "accompagne moi , Omie, à Squire Elletts, ensemble nous irons"

Elle se leva derrière et lui dit "nous irons ensemble"
Ils ont roulé jusqu'à ce qu'ils arrivent là où les eaux étaient profondes
John Lewis avait eu une idée terrible
John Lewis, voulu la laisser derrière lui

elle a jeté ses bras autour de son cou , "John, épargne-moi ma vie
Je te laisserai vivre ta vie et ne jamais ne serais ta femme"

Il l'a empoigné et dans l'eau l'a plongé
John Lewis a fait demi-tour et est retourné à Adams's Hall
Où il a fait semblant de demander des nouvelles d'Omie
il finit par dire qu'elle était sans doute partie quelque jours

John Lewis a été enfermé dans la prison
Il aurait dû y rester un certain temps
John Lewis, il y est resté 6 mois
il s'échappa et alla dans l'armée


Comme pour les versions précédentes la chanson prends des libertés avec la vérité. La plus surprenante d’entre elle c’est que la chanson dit que John lewis intégra l’armée après sa fuite de prison, chose qui ne s’est jamais produite.
Cette erreur devint pourtant peu à peu une des versions officielle de l’histoire, en particulier grâce au succès de la collection d’Harry smith qui popularisera la chanson auprès d’un nouveau public.
Ainsi Elvis Costello écrira une suite à l’histoire de John Lewis
Voici une version où il explique sa démarche

et les paroles de la chanson de costello, qui reprend la mélodie originale.

La fumée du champ de bataille s'est éloignée
Tandis que le caporal J. Lewis a déserté la mêlée
Il a fui les balles, a échappé à l'arrestation
Il a dit à ses compagnons que je dois me reposer
Il a dit à ses compagnons que je rêve chaque nuit
des visages des hommes que j'ai envoyé dans l’au delà
Leurs ombres s'approchent de moi alors que je suis immobile
Ils m’offrent leur main mais ils ne me souhaitent pas de mal
Ils secouent car ils savent la vérité
Ils savent qu’un autre crime encore me hante

Son nom était Naomi, sa vie fût brève
elle était simple et destinée au chagrin
Elle convoitait les richesses, et croyait en ma valeur
Elle est tombée à laa fin, dans l'eau sombre
Il n'y avait pas de bisous d'adieu, pas de tendre étreinte
Elle était coupable de quelque chose au-delà de l'avarice
Elle est entrée dans les eaux et à coûlé
Ils l’ont reccueillie et sa présence me trouble

Ce n'est pas le récit de sa mort pitoyable qui me hante
Ce n'est pas son dernier cri avant son dernier souffle
Mais quand jeme souviens comment elle m'a supplié
Son visage n'a pas de forme, sa langue n'a pas de parole
je suis ici pour vous dire ce que Lewis a fait pour
Avant le peloton d'exécution et le coup de trompette
Il a brisé le verre et a creusé là où naomie était enterré
Il a déterré sa tombe mais le cercueil était vide


Cette version est particulièrement intéressante car elle présente un portrait plus ambiguë de la victime et donc, est plus proche de la réalité. Ce point démontre qu’elvis costello s’était renseigné sur la véritable histoire de Naomie Wise avant d’écrire sa ballade. C’est donc volontairement qu’il a pris ses aises avec la vérité lorsqu il dit à la fin de la chanson que Lewis fut condamné pour le crime qu il avait commis, ce qui, nous le savons ne fut pas le cas.
Cette volonté de donner un dénouement moralement acceptable à l’histoire est un aspect récurrent dans les différentes versions de la chanson.
Ainsi, les Lonesome sisters enregistrèrent une très belle version, A cappella, à la fin de laquelle John Lewis reconnaîtra son meurtre et demandera à être punie

Ils l'ont mis en prison
attaché au sol
Il a fait ses aveux
il l'a écrit
Vous pouvez me tuer ou me pendre
car je suis l'homme qui a noyé la petite Omie


Cette version est particulièrement intéressante car elle reprend un autre mythe concernant l’histoire de John Lewis. La chanson dit qu’on a retrouvé Jonathan en prison pour avoir tué un autre homme et que c’est à ce moment là que Lewis aurait avoué le meurtre de Naomie.
Ce second crime est une pure invention que l’on retrouve dans de nombreuses versions, comme par exemple celle chantée par Dylan en 1961 dans les clubs new yorkais.

«Ils ont suivi sa piste
jusqu'à Dutch Charlie's Bend
où ils l'ont trouvé en prison
Pour avoir tué un homme »
Un autre point intéressant est que, dans cette version, les recherches sont menées par la mère de Naomie. C’est aussi elle, qui, une fois le meurtrier de sa fille retrouvé, demande à ce qu’on le pende. Comme nous le savons, dans la réalité Naomie était orpheline. Le choix d’appeler sa mère dans l’histoire accroît fortement son caractère tragique et ajoute une goutte de surnaturel à la chanson. En effet la présence maternelle peut être vu comme le retour du fantôme de la mère de Naomie qui demande justice pour sa fille arrachée trop tôt à la vie.
Une autre version resté célèbre, celle de Doc Watson, choisie d’arrêter l’histoire de John Lewis au moment de son arrestation. Il omet volontairement son évasion pour donner une conclusion acceptable à l’histoire


Une autre version qui mérite d’être cité est celle de Bessie smith

Bessie propose une version de l’histoire où le corps de la jeune fille est retrouvé par des enfants en train de pécher

« Deux petits garçons pêchaient juste à l'aube;
Ils ont aperçu le corps de la pauvre Omie qui flottait »


Cette innovation, sans rapport avec la vérité historique, sera reprise dans de nombreuses versions ultérieures.
Pour finir je vous propose une belle version dont le clip a été enregistré dans le cimeterre où repose Naomie Wise, une adolescente dont le destin tragique est devenu une légende aux Etats Unis.


sources
https://en.wikipedia.org/wiki/Omie_Wise
http://www.lizlyle.lofgrens.org/RmOlSng ... eWise.html
https://singout.org/omie-wise/
https://randolphhistory.wordpress.com/2 ... aomi-wise/
http://www.elviscostello.info/wiki/inde ... s_Did_Last
https://mudcat.org/thread.cfm?threadid=56551
https://secondhandsongs.com/work/135867/versions

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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » sam. 29 mai 2021 17:15

Chapitre 14 : my name is john johanna - Kelly Harrell & The Virginia String Band



Set One: Ballads; Disc One; Track Fourteen: "My Name Is John Johanna" performed by Kelly Harrell (Virginia String Band). "Vocal solo with violin, banjo, two guitars." Recorded in Camden, New Jersey on March 23, 1927. Original issue Victor 21520A (38235)

Introduction :
La chanson John Johanna et ses variantes sont des sources précieuses pour comprendre les conditions de vie d’une certaine Amérique au 18eme et 19eme siècle. L’Amérique des perdants, celle qui marchera des champs de l’Arkansas jusque dans les couloirs du capitole

L'artiste

Né à Draper's Valley, en Virginie, le 13 septembre 1889, Crockett Kelly Harrell a grandi en travaillant dans des usines de textile. En 1925, alors que Harrell était dans la trentaine, il s'est rendu à New York pour enregistrer quatre chansons pour Victor Records. Les disques ont été de vrais succès, il enregistra plusieurs autres chansons pour Okeh la même année. En 1927 Victor lui proposa de nouvelles sessions durant lesquelles fût mise sur bande la chanson My name is John Johanna. Ce titre a été enregistré dans les studios de RCA Victor à Camden le 23 mars 1927. Harrel ne jouait d’aucun instrument, de ce fait, pour cette session, il a été accompagné du guitariste  Alfred Steagall, un musicien récurent du label, du banjoiste Raymond D. Hundly et de Posey Rorer, qui est déjà apparu, au violon, sur la chanson a lazy farmer inclus dans l’anthologie. Le groupe jouait sous le nom du virginia String band.

Harrel avait la particularité d’écrire lui même des chansons, ce qui en fit l’ un des premiers songwriters de l’histoire de la country. Des chanteurs comme Jimmie Rodgers ou Ernest Stoneman enregistreront certaines de ses compositions.


Aujourd’hui encore plusieurs de ces titres sont régulièrement repris par les musiciens de la scène country. Lorsque la grande dépression ébranla le secteur de la musique, victor demanda à Harrel d’apprendre un instrument pour limiter les frais de studios ce qu’il refusa. Il n’enregistrera plus aucune chanson et en quelques mois il passera du statut de star de la chanson country à celui d’ouvrier dans une usine de textile. Il mourut en 1942, à l’âge de 52 ans d’une crise d'asthme sur son lieu de travail.

La chanson

La chanson My name is john johanna raconte l’histoire d’un jeune homme qui part travailler dans l’État de l’Arkansas et qui y découvre des conditions de travail abominables.

Voici les paroles :

Je m'appelle John Johanna, je viens de la ville de Buffalo.
Pendant neuf longues années, j'ai parcouru ce vaste monde.
J’ai connu des hauts et des bas, des misères et quelques bons jours
mais je n'ai jamais su ce qu'était la misère avant que je me rende dans l’Arkansas.

Je suis allé à la gare pour trouver l’opérateur .
Je lui ai raconté ma situation et où je voulais aller.
Il a dit: "Donnes-moi cinq dollars, mon garçon, et je te donne un billet.
qui vous amènera en toute sécurité dans l'état de l'Arkansas."

Je suis monté à la gare puis j'ai rencontré un ami.
Alan Catcher était son nom, bien qu'’on l'appelaient Caïn.
Ses cheveux pendaient sous sa mâchoire inférieure.
Il a dit qu'il dirigeait le meilleur hôtel de l'état de l'Arkansas.

J'ai suivi mon compagnon jusqu'à chez lui
La famine semblait creuser sur son visage.
Son pain était remplacé par des vieux dodgers de maïs,
sa viande de bœuf était immangeable.
Il me facturait cinquante cents par jour, dans l'état de l'Arkansas.

Je me suis levé le lendemain matin pour prendre le train tôt.
Il a dit: "Ne soit pas si pressé garçon, j'ai de la terre à travailler.
Tu aura tes cinquante sous par jour, et tout ce que tu pourras ramasser
tu seras un garçon bien différent quand tu quittera le vieil Arkansas."

J'ai travaillé six semaines pour le fils d’une fine gachête Alan Catcher était son nom.
Il mesurait sept pieds, deux pouces, aussi grand qu’une grue.
Je suis devenu tellement maigre avec le thé sassafras que je consommais
que je pouvais me cacher derrière une paille.
C’est certain, j'étais un garçon différent quand j'ai quitté le vieil Arkansas.

Adieu les vieux lapins des marais,et vous aussi les pilules d'esquive.
De même, vous, les vieilles collines de sassafras.
Si jamais tu revois mon visage, je te donnerai ma patte.
Mais ca n’arrivera pas,
car je regarderai à travers un télescope, de chez moi,
ce vieil Arkansas.


Les origines de cette ballade sont disputées car elle existe sous de nombreuses variantes. Elle fut sans doute imprimée pour la première fois dans le Journal of American Folklore en 1913 et la version de Kelly Harell semble être la première enregistrée en studio. Cependant certains folkloristes prétendaient connaître la chanson depuis la fin du 19eme siècle. Robert Morris, un musicologue, proposera dans le trimestriel historique de l'Arkansas une origine remontant aux années 1870. Alan Lomax a, quand à lui, émis l’hypothèse que la chanson était d'origine irlandaise. Elle traite en effet du même sujet que le morceau « The Spalpeen's Complaint to the Cranbally Farmer « .


 Les Spalpeens étaient des ouvriers moissonneurs qui voyageaient à l'automne à la recherche d'un emploi auprès des fermiers, chacun avec sa bêche, ou sa faux. Ils se rassemblaient dans les villes les jours de marché et de foire, où les fermiers des quartiers environnants venaient les embaucher. Chaque fermier choisissait ces hommes, les nourrissait avec de bonnes pommes de terre et du lait, et les faisait dormir dans la grange sur de la paille sèche. Le musicologue DK Wilgus, spécialiste des ballades irlandaise, pensait exactement la même chose que Alan et estima que cette ballade fût importé aux Etats Unis à la fin du 19eme siècle. La chanson fut alors très rapidement adaptée aux réalités locales d’une Amérique agraire. Ce qui semble certain c’est que la version chantée par Harrel date, au maximum, de la fin du 19eme siècle puisque le narrateur emprunte les chemins de fers qui ont été inauguré en 1869.

Quoi qu’il en soit ce morceau était particulièrement populaire dans les Minstrel show du sud des Etats Unis au 19eme siècle. Nous avons déjà abordé le contenu controversé de ces spectacles qui contenaient de nombreux aspects racistes, en particulier à travers les blackfaces. Nous avons également évoqué, dans le cadre de la chanson house Carpenter, les travaux récents des chercheurs Robert Toll et Nick Lhamon qui, dans leur ouvrages, datant de 1977 pour le premier et de 2008 pour le second, ont mis au jour que derrière le jeu des stéréotypes noirs se jouaient aussi, en toile de fond, des tensions entre blancs. En effet L’identité blanche a été définie aux États-Unis selon une conception de classe. les Blancs les plus pauvres brouillaient la configuration raciale du pays par leur simple condition sociale. ceux que l’on appelle les Hillbillies, ne pouvaient se retrouver dans la blanchité hégémonique. Ni Blancs ni Noirs, ils ont fait le choix de se façonner une identité hybride en empruntant des signes « noirs » à travers par exemple les blackfaces. Lhamon, dans son livre « Peaux blanches et masques noirs » parle d’une « population flottante » constituée des individus infériorisés de la société américaine, ce que l’on appelle les white trash, littéralement « les raclures blanches ».
Le personnage de John Johanna rentre dans cette catégorie.

Pour le comprendre il faut se plonger dans l’article « Le paysan américain et la terre à la fin du XVIIIe siècle « de Barbara Karsky, publié en 1983.
Elle nous dit que dans une Amérique fondée sur le modèle agricole (90 % de la population était engagé à plein temps ou à temps partiel dans l'agriculture), la terre est le fondement de la richesse. Très convoité par les premiers colons blancs elle est à la fois une fin et un moyen. L’acquérir c’est s’enrichir et l’exploiter c’est assurer sa sécurité. Dans la nouvelle Angleterre la terre est indissociable de la citoyenneté. Sans propriété l’individu ne peut pas devenir membre de la cité. L’acceptation des habitants dans une ville dépends en effet, jusqu’à la fin du 18eme siècle d’une décision de la justice locale. Ce rapport entre la possession d’une terre et la citoyenneté est confirmé par la constitution de 1780 qui donne le droit de vote essentiellement à ceux qui possèdent une propriété foncière. La propriété est donc la clé d’une société dont les valeurs sont liées à la terre. Ne pas en posséder s’est ne pas exister socialement . On retrouve dans cette catégorie les noirs esclavagisés et les blancs qui sont obligés de louer leur bras pour des travaux aux champs. Les musiciens des Minstrel show entrent dans cette catégorie eux aussi.

C’est donc l’histoire d’un white trash que raconte la chanson « John Johanna ». Il partage avec l’afro américains les mêmes conditions de travail et ce qu’il gagne lui permet à peine de payer la chambre que lui loue son employeur. Ce qu’il mange est tellement infect qu’il maigrit à vue d’oeil, jusqu’à pouvoir se cacher derrière une brindille de paille.
John Johanna est donc une work song qui par de nombreux aspects peux faire écho à celles que les afro américains chantaient dans les plantations de coton. La différence ,de taille, étant que l’ouvrier blanc pouvait quitter le champs lorsqu’il avait amassé assez d’argent pour se payer le voyage du retour.

L’action de la chanson se déroule dans l’Arkansas et ce n’est pas un hasard. L’Arkansas était en effet réputé au 19eme siècle pour ses conditions de travail particulièrement pénibles et les nombreuses maladies qui y circulaient, en particulier le paludisme. Avant la guerre de sécession il existait de nombreuses tensions dans cet état du sud entre les paysans riches qui avaient les moyens de s’acheter les esclaves pour leur champs de coton et les propriétaires terriens pauvres qui arrivaient à peine à subvenir aux besoins de leurs familles. Ces derniers militèrent rapidement pour l’abolition de l’esclavage qui instaurait, selon eux, une concurrence irrégulière entre les fermiers qui faisaient travailler des esclaves et ceux qui étaient obligés de payer (même très peu) une main d’oeuvre blanche. Ces tensions ont atteint un pic au début de la guerre de sécession, l’Arkansas a hésité pendant plusieurs semaines à choisir son camps avant de rejoindre les sudistes. Le sujet de l’esclavage n’était d’ailleurs pas la raison de ce choix. Il faut se souvenir que les racines de la guerre de sécession étaient avant tout économiques. Lorsqu’ Abraham Lincoln est arrivé au pouvoir il souhaitait mettre en place une politique protectionniste dans le but de protéger l’industrie naissante du nord du pays. Les Etats du sud, essentiellement agricoles craignaient alors que la mise en place des droits de douanes fassent chuter les exportations de coton. La sécession des états du sud a donc avant tout des causes économiques. Au début de la guerre de sécession il n’était absolument pas question d’abolir l’esclavage. Le sujet ne fut mis sur la table par Lincoln qu’à partir de 1862-63 lorsqu’il constata que les Etats du Sud opposèrent aux troupes du Nord une résistance bien plus forte que prévue. Il s’agissait alors de provoquer la rébellion de la population noire du sud des Etats Unis et de les inciter à rejoindre les armées du Nord.

Il existe de nombreuses variante de cette chanson qui nous en apprennent beaucoup sur les conditions de travail des Whites trash
Elle a, par exemple, été enregistrée par les Almanac Singers sous le nom de STATE OF ARKANSAS


Dans cette version l’ouvrier, détestant le travail au champs, souhaite rendre son tablier. Il dit :

je me suis approché de mon patron et je lui ai dit: "Monsieur, je quitte ce boulot. Je veux être payé."
Il me dit: "Très bien, fils." Et il m'a tendu une peau de vison.
Il a dit: «C'est ce que nous utilisons comme monnaie ici en Arkansas.
Alors je l'ai emmené dans un saloon pour voir si je pouvais avoir une pinte de whisky.
j’ai mis mais peau de vison sur le bar, et le barman a fait glisser une pinte
Puis il a ramassé ma peau de vison, il a soufflé dessus
puis m'a tendu trois peaux de possum et quatorze peaux de lapin pour le change .


Cette anecdote correspond à une réalité historique. Dans l’Amérique agraire le troc était le moyen le plus commun par lequel on payait les ouvriers agricoles. L'argent étant rare les propriétaires préféraient le garder pour, soit payer leurs impôts soit acheter de nouvelles terres. Se développe alors la notion de fermiers spéculateurs . Il n’était, par exemple, pas rare qu’un fermier investisse dans du matériel agricole dans le seul but de le revendre. Les fermiers spéculateurs étaient très nombreux dans l’Amérique du 18eme et 19eme siècle. En pratiquant le troc avec leur ouvriers pour investir leur argent dans de nouvelles terres ils creusèrent davantage encore les inégalités. Les deux Amériques naissent dans ce creuset et aujourd’hui encore le pays est marqué au fer rouge par ces évènements.

La chanson john johanna et ses variantes raconte l’histoire de cette Amérique déclassée qui marche des terres de l’Arkansas jusqu’au couloirs du capitole.

Sources
https://tunearch.org/wiki/Annotation:Sp ... lly_Farmer
https://encyclopediaofarkansas.net/entr ... song-5895/
https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-26 ... 8_6_411026
https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_l%27Arkansas
http://theanthologyofamericanfolkmusic. ... rrell.html

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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » jeu. 17 juin 2021 05:41

Un post pour vous dire que la chanson John Johanna marque la fin du 1er disque.
Je vais faire une pause avant de démarrer la saison 2 comme dans toutes les bonnes séries Américaines :)
A l'occasion je proposerai, si l'inspiration le veut, un post de synthèse sur ce premier des 6 volumes de l'Anthologie

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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par Pablitta » mar. 22 juin 2021 07:32

Quel boulot :chapozzz:
Captivant !

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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » mer. 23 juin 2021 18:57

Merci c'est gentil
J'ai, je dois le dire, beaucoup appris lors de mes recherches sur ces chansons.
Ca m'a pris du temps mais je ne regrette pas.

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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » ven. 23 juin 2023 20:15

Il y a deux ans j'avais commencé un travail sur l'anthologie de Harry smith comprenant 80 enregistrements de musique folk, blues et country américaine réalisés et publiés initialement entre 1926 et 1933 par différents interprètes.
Ce disque est considéré comme la bible de la musique folk.
Je vais continuer ce travail, j'espère encore cette année, ou sinon l'année prochaine.
En attendant <Je reprends ce topic pour échanger et écrire de manière plus générale sur la musique traditionnelle Américaine.
Le premier sujet que je voulais partager avec vous concerne l'influence de la Musique Hawaïenne et en particulier de la guitare Hawaïenne sur la folk musique

Interlude 3 : L’influence de la musique Hawaïenne sur la Folk Musique Américaine

L’origine de la guitare Hawaïenne remonte à la fin du 19eme siècle lorsqu’un étudiant de 14 ans joseph Kekutu, séjournant dans un pensionnat dans la ville d’ Honolulu, marche le long des chemins de fer avec sa guitare espagnole sous le bras. il vit un boulon rouillé sur le sol. En le ramassant, le boulon vibra accidentellement sur l’une des cordes et produisit un son nouveau qui fut plutôt agréable. Après avoir réitéré l’opération avec le boulon, Joe essaya avec le dos d’un canif, puis avec le dos d’un peigne en acier. Le mois qui suivirent il perfectionna sa technique en remontant les cordes de sa guitare et en jouant la guitare posée sur ses genoux. Le son qu’il produisit était totalement différent de celui des autres musiciens tant et si bien qu’en quelques mois seulement la plupart des musiciens d’Honolulu adoptèrent sa technique.

On situe ces évènements vers l’année 1889. Quelques années plus tard en 1893, une milice Américaine débarque sur l’ile force la reine Lili’uokalani à démissionner de son poste de monarque. le renversement de la reine fut un traumatisme pour tous les Hawaïens qui furent bientôt interdit de parler leur langue d’origine et de jouer leurs chansons. La musique devint cependant rapidement un outil de résistance pour le peuple, la reine Lili’uokalani étant elle-même une compositrice prolifique de chansons hawaïennes, qui ont ensuite été interprétées pour un large public.
De nombreux musiciens dont Kekutu quittèrent l’ile suite à son annexion par les Etats Unis en 1898 pour se rendre sur le continent où ils étaient libre d’interpréter des chansons qu’ils ne pouvaient plus que jouer clandestinement dans leur propre pays.

En 1904, Kekuku parcourt la côte ouest américaine, où il trouve un public réceptif. Il s’installe à Seatle où un journal le qualifie de plus grand guitariste soliste du monde !

La culture hawaiienne se propage rapidement dans tout le pays Une pièce de théâtre de Broadway se déroulant à Hawai’i intitulée the bird of paradise, est jouée presque 10 ans sur tout le territoire, en 1916 l’Exposition universelle de San Francisco attira 19 millions de personnes en mettant en vedette le populaire « Hawai’i Pavilion », où les visiteurs pouvaient entendre la musique de cette ile.

Les musiciens hawaïens attirèrent les foules alors qu’ils parcouraient le pays, y compris dans le sud isolé. Les Hawaïens autochtones, interdits de séjour dans des hôtels réservés aux Blancs, trouvèrent un logement dans des pensions avec des artistes afro-américains, et c’est dans ces espaces que les traditions musicales hawaïennes se sont croisées avec d’autres, en particulier le Blues.

Il existe, aujourd’hui encore, des débats pour savoir si la guitare slide dans le blues a été importé d’Afrique par les esclaves qui jouaient un instrument à corde unique nommé archet diddley ou par les musiciens Hawaiiens. Il est fort probable que les deux influences ont coexisté, ainsi son house, qui est souvent considéré comme le patriarche du style blues de la guitare slide, cita l’influence hawaïenne dans une interview avec des chercheurs au début des années 60 . D’autres premières stars du blues comme Robert Johnson et Blind Lemon Jefferson étaient connues pour tenir la guitare à plat sur leurs genoux, à l’image de Kekuku
Image

Au delà du blues, tous les genres musicaux furent influencés par cette nouvelle technique guitaristique. On s’imagine aujourd’hui mal ce que serait la country sans la fameuse guitare lap steel, par exemple

Pour ceux qui s’intéresse à cette formidable tradition musicale, il existe une très belle compilation reprenant les plus beaux enregistrement du genre. Elle se nomme HAWAIIAN MUSIC: HONOLULU, HOLLYWOOD, NASHVILLE 1927-1944.

Elle est disponible sur toutes les plateformes

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Re: Sur le chemin de l'Anthologie de la musique folk Américaine

Message par vox populi » jeu. 10 août 2023 07:54

Interlude 4 : La renaissance de la Scène de Harlem

Aujourd'hui, je souhaitais vous parler d'un des mouvements culturels les plus importants de l'Amérique : la Renaissance de Harlem.

Au début du 20e siècle, New York attire de nombreux Noirs américains fuyant les États ségrégationnistes du Sud. La "Grosse Pomme" n'est cependant pas le paradis promis. Là-bas aussi, ils sont confrontés au racisme et se regroupent dans le quartier de Harlem, au nord de Manhattan. Ainsi, peu à peu, de nombreux artistes viennent s'installer dans ce quartier au début des années 20, et Harlem devient le lieu de rencontre des élites afro-américaines. Cela donne naissance à un fort courant littéraire qui se manifeste par la multiplication des œuvres et leur diversité, ainsi que par leur grand succès. De nombreuses personnalités de ce qui deviendra le mouvement d'Harlem militent dans leurs œuvres pour l'égalité des droits. On peut citer Booker T. Washington, qui peut être considéré comme l'un des précurseurs de la Renaissance de Harlem au début du vingtième siècle. Né esclave, d'un père inconnu, il fonde en 1881 la première école normale destinée à former les enseignants des populations noires dans le Sud. Booker T. Washington milite toujours pour une coopération avec les Blancs afin d'améliorer progressivement le sort des Afro-Américains. Il déclarait : "Nous pouvons être séparés dans tous les aspects de notre existence sociale, comme les doigts, mais nous pouvons nous unir en une main pour tout ce qui est essentiel à notre progrès mutuel." Cependant, ses positions modérées sont critiquées par d'autres élites noires présentes à Harlem au début des années 20. Le militant W. E. B. Du Bois, lui aussi résident de Harlem, milite pour l'émergence d'une élite noire qui défendra la cause du peuple afro-américain. Dans son esprit, il ne s'agit pas de coopérer avec les Blancs, mais d'exiger l'égalité. En 1909, il fonde l'Association nationale pour la promotion des gens de couleur. L'origine du mouvement remonte à 1905, lorsque 29 notables afro-américains se réunissent pour discuter des problèmes des "gens de couleur". À l'époque, la question centrale est le droit de vote des Afro-Américains dans les États du Sud des États-Unis. Une ségrégation de fait est organisée depuis 1890. Les États du Sud promulguent de nouvelles constitutions créant des barrières à l'inscription des Noirs sur les listes électorales et complexifiant les règles du scrutin. Des hommes qui votent depuis 30 ans se voient refuser le droit de vote en raison de nouvelles qualifications, et l'inscription des Noirs sur les listes électorales chute de manière spectaculaire. Ainsi, au cours de ses premières années d'existence, l'organisation utilise la justice comme levier en contestant devant les tribunaux les lois Jim Crow qui ont légalisé la ségrégation raciale dans les États du Sud des États-Unis. Au fil des ans, son influence grandit. En 1914, l'association compte 6 000 membres et 50 branches locales. Elle obtient le droit pour les Afro-Américains de servir dans l'armée pendant la Première Guerre mondiale. Au total, 700 000 Afro-Américains s'engagent, dont 600 deviennent officiers. Elle lutte également contre le film "Naissance d'une nation", qui fait l'apologie du Ku Klux Klan en 1916. Elle connaît également un certain succès puisque de nombreuses villes interdisent le film. Au fil des ans, l'Association nationale pour la promotion des gens de couleur acquiert une réputation internationale qui perdure encore aujourd'hui, au point que chaque président est invité à s'exprimer devant l'organisation après son investiture. Cependant, l'association n'échappe pas aux critiques, car on lui reproche régulièrement des frais de gestion trop élevés et une présidence rémunérée de manière excessive.

Au-delà de l'émergence de plusieurs personnalités très engagées politiquement, le bouillonnement intellectuel d'Harlem est favorisé par l'apparition de plusieurs revues et journaux afro-américains. Ces écrits mettent en lumière la vigueur et la créativité de la communauté noire américaine. La plus mythique de toutes les revues de l'époque est certainement "Fire!!"

Parue pendant l'été 1926, "Fire!!" a été conçue pour présenter une nouvelle identité du jeune Afro-Américain. Dans la revue, diverses questions au sein de la communauté noire sont explorées, telles que l'homosexualité ou la prostitution. Ces prises de position ont cependant été accueillies de manière mitigée au sein de la communauté noire. Un journaliste critique du "Baltimore Afro-American" écrira : "Je viens de jeter au feu le premier exemplaire de 'Fire!!'"

Les critiques et les coûts de production élevés de la revue ont rapidement rendu difficile la réalisation d'une deuxième édition. Peu après la parution du premier numéro, un incendie dans les bureaux du magazine réduira considérablement le stock de revues imprimées, mettant fin définitivement à l'aventure de "Fire!!", qui n'aura donc existé que le temps d'un seul numéro ! Au fil des années, "Fire!!" acquiert le statut d'œuvre culte. Ainsi, Wallace Thurman, un romancier de la période Harlem, dira : "Fire!! reste et restera une rareté bibliophilique."

La couverture représentant un sphinx égyptien mérite également d'être mentionnée, car elle illustre à quel point les Afro-Américains, privés d'histoire et de racines durant toute la période esclavagiste, ont cherché à créer une histoire mythifiée à travers la civilisation égyptienne, qu'ils considéraient comme le berceau de leurs ancêtres. Cependant, ce mythe a parfois dévié en théorie du complot et en racisme à travers l'afrocentrisme.

La Renaissance de Harlem se fera également remarquer grâce à ses mouvements artistiques. Les auteurs de la Renaissance de Harlem valorisent l'identité noire américaine, et ce programme est esquissé par l'auteur Alain Locke dans "The New Negro" (Le Nouveau Noir, 1925). Alain Locke, Afro-Américain diplômé en philosophie de Harvard, combat les stéréotypes sur le Noir en tant qu'esclave ou sauvage à travers ses écrits et son parcours intellectuel personnel. À Harlem, il soutient les artistes, écrivains et musiciens noirs de son époque, faisant de ce quartier la "Mecque du renouveau noir". Outre la littérature, le théâtre bouscule également les stéréotypes associés aux Afro-Américains. En 1917, les premières représentations de "Granny Maumee", "The Rider of Dreams" et "Simon the Cyrenian: Plays for a Negro Theatre" ont eu lieu. Ces pièces, écrites par le dramaturge blanc Ridgely Torrence, mettent en vedette des acteurs afro-américains exprimant des émotions et des aspirations humaines complexes. Elles rejettent les stéréotypes des spectacles de "blackface" et de "ménestrel". James Weldon Johnson qualifiera en 1917 les premières de ces pièces de théâtre de "l'événement le plus important de toute l'histoire noire dans le théâtre américain".

Au niveau de la musique, le quartier de Harlem prend le relais de Chicago pour le jazz. Cette musique inventée au début du siècle dans le Sud migre peu à peu vers New York grâce à des musiciens comme Duke Ellington, Louis Armstrong, Count Basie, Billie Holiday et bien d'autres, qui vivent tous à Harlem. Des stars du "Classic Blues" comme Mamie Smith séjourneront également à Harlem. Les clubs regorgent de talents que tout New York s'empresse de venir écouter. L'Alhambra, le Roseland, le Connie's Inn font le plein, mais c'est le Cotton Club qui reste la salle de spectacle la plus emblématique d'Harlem. Réservé aux spectateurs blancs, il est inauguré en 1920 par le champion poids lourd de boxe Jack Johnson, mais il est rapidement repris par un gangster du nom d'Owney Madden. Ce dernier en profite pour écouler son whisky en pleine période de prohibition. Le club ferme brièvement en 1925 en raison de la vente d'alcool, mais rouvre plus tard sans encombre. Le club enrichit Owney, qui fait venir des danseuses et des strip-teaseuses dans la prison de Sing Sing avec l'argent de son entreprise, et il dirigera le club jusqu'à sa libération en 1933. Le Savoy Ballroom est un autre lieu emblématique d'Harlem. Principalement consacré à la danse, il pouvait accueillir jusqu'à 4 000 personnes à son apogée ! Contrairement au Cotton Club, le Savoy Ballroom a toujours eu une politique de non-discrimination. Il faut également mentionner l'Apollo Theater, devenu au fil des ans l'un des symboles de la musique noire américaine. James Brown y enregistrera certains de ses albums les plus emblématiques.

La liste des artistes ayant participé à ce mouvement est trop longue pour être énumérée. Dans le domaine de la musique, outre les noms mentionnés ci-dessus, citons Bessie Smith, W. C. Handy, Ethel Waters, autant d'artistes qui ont contribué au "Classic Blues", dont vous trouverez un article ici :

http://folkprocess.unblog.fr/2021/11/27 ... u-feminin/

La Renaissance de Harlem connaît dans les années 1920 et 1930 un rayonnement qui dépasse New York. L'art afro-américain se révèle au grand public dans toutes les grandes villes des États-Unis, telles que Chicago, Detroit, St. Louis, Philadelphie, Cleveland, Boston, Atlanta et Washington, DC, ainsi que dans les Caraïbes. Bientôt, le succès devient international. Les œuvres littéraires sont traduites, les musiciens commencent à organiser des tournées internationales et les peintres exposent dans les plus grands musées européens. La Harlem Renaissance a été un outil majeur pour remettre en question les préjugés sur l'art du peuple afro-américain et lui donner ses lettres de noblesse. Ainsi, une nouvelle façon de jouer du piano appelée le style Harlem Stride a été créée pendant la Renaissance de Harlem et a contribué à brouiller les frontières entre les Afro-Américains pauvres et les Blancs éduqués musicalement. En effet, jusqu'au début des années 20, le piano était un instrument réservé à la bourgeoisie blanche, mais les musiciens noirs en prenant possession gagnent en légitimité. Ainsi, pendant cette période, le style musical des Noirs devient de plus en plus attractif pour les Blancs. Les romanciers, dramaturges et compositeurs blancs commencent à exploiter les tendances musicales et les thèmes des Afro-Américains dans leurs œuvres. Les compositeurs intègrent des poèmes écrits par des poètes afro-américains dans leurs chansons et incorporent les rythmes, les harmonies et les mélodies de la musique afro-américaine - comme le blues, les spirituals et le jazz - dans leurs pièces de concert. Harlem a été sans aucun doute le mouvement pacifiste le plus important pour l'intégration du peuple noir dans la nation américaine. Les poètes, dramaturges, intellectuels et musiciens de l'époque ont préparé le terrain pour ceux qui suivront bien des années plus tard. Martin Luther King peut être considéré comme l'héritier direct de ce mouvement qui a changé l'Amérique !

Sources

https://fr.wikipedia.org/wiki/National_ ... red_People

https://fr.wikipedia.org/wiki/Renaissance_de_Harlem.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Apollo_Theater

https://www.hisour.com/fr/harlem-renaissance-2911/

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