Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

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dark pink
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Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par dark pink » lun. 24 août 2020 20:07

« Faut bien bosser ! »
On en est arrivés là. Je viens de quitter un copain perdu de vue depuis deux ans. Un de ces mecs avec qui je refaisais le monde toutes les heures à l’intercours étant lycéen. Lui aussi s’est inscrit à la fac, lui aussi y a glandé au point de marquer avec le fond de son pantalon une aire de carrelage du hall d’entrée comme le sont les portions de bitume des clochards habitués à un endroit : propres au centre et patinées comme un vieux costume de bureaucrate. Lui aussi a des histoires épiques pratiquement inventées de toutes pièces sur cette période. Si nous écourtons notre conversation c’est que nous avoir l’un en face de l’autre nous fait l’effet de nous regarder dans un miroir et que ce que nous y voyons nous déprime. Lui aussi a abandonné ses principes : ne jamais travailler dans l’industrie capitaliste, ne jamais pointer. Lui aussi a cet air désabusé, fatigué et triste que je sais arborer maintenant en permanence sans même me voir dans une glace. Lui aussi a un peu honte de lui-même et a beaucoup de mal à donner le change. Lui aussi bosse en usine. Lui non plus ne me dit pas « au revoir ». Notre dernière phrase avant de nous quitter est fatale : « Faut bien bosser ! »
Je me suis inscrit dans une agence d’intérim a la recherche d’un boulot de bureau. Mais les bureaux ne veulent surtout pas d’un grand escogriffe dont la chevelure baigne les épaules et qui sourit quand il se brûle. C’est le mec de l’agence qui me l’a fait comprendre tout comme il m’a glissé que mon bac ne sert pratiquement plus à rien de nos jours. Il a le sens de la formule : « Pour vous, j’ai des opportunités plus tournées vers l’industrie ! » Connard ! Alors j’ai accepté ce boulot en usine pour ne pas vivre plus longtemps la honte d’être aux crochets de mes parents à mon âge. Oh, ils ne m’ont rien reproché, rien fait sentir. Ils sont gentils. C’est presque pire.

Je commence à 14 heures ce lundi. C’est un boulot en « deux huit » : une semaine de « matin », debout à 4h30 pour pointer à 6 heures. Et une semaine de « soir » où on finit à 22 heures. Le contremaître est sympa. Il me fait visiter une grande partie des ateliers. Celui où on fabrique les cassettes. Celui où sont imprimées les étiquettes. Celui où on met les disques en pochettes, etc… Et l’endroit où je vais bosser à la presse des 33 tours. En ce jour d’hiver 1976, je suis embauché à l’usine Pathé Marconi, 78400 Chatou.
En entrant dans mon atelier, j’ai un mouvement de recul. Le bruit est assourdissant. L’endroit est immense et très haut, sans plafond, on voit la charpente. Les vitres qui sont tout en haut n’ont jamais dû être nettoyées depuis la construction du bâtiment. La lumière du jour n’y est plus apparue depuis des années et des néons nous permettent d’y voir clair. Avec ma boite en carton dans mes deux mains jointes où sont plusieurs paires de gants en coton écru découpés en dents de scie aux poignets, un pavé de cire marron et une queue de rat usée, j’ai l’air d’un détenu qui vient purger sa peine avec ses couvertures dans les mains. Sauf que les prisons ne sont pas mixtes et que dans cet atelier, le Monde Ouvrier est plutôt le Monde Ouvrière. Les rares mecs sont des types comme moi, jeunes et assez chevelus. Le gros des troupes est constitué de femmes qui ont l’âge de ma mère. Elles bossent avec rapidité et dextérité, décochent un sourire en guise de bonjour sans cesser leurs manipulations, inutile de parler, on n’entendrait rien.

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Le contremaître me laisse avec ma formatrice, Maryse. Elle me fait penser à ma mère en miniature, même âge, même « coupe chou-fleur », même blouse à deux balles mais 15 centimètres de moins. Elle est visiblement ravie de voir arriver un jeune mec et je quitte ma mine sombre pour lui répondre tant ce serait un affront de ne pas répondre à son large sourire par un autre sourire. Elle m’explique tout dans son poste de travail et j’intégrerai le mien, qui est juste à côté, quand je serai prêt.
Il ne faut pas juste regarder les disques cuire dans le grand gaufrier rond qu’on appelle presse. Il faut d’abord mettre les étiquettes, une en haut l’autre en bas, sur les axes qui formeront le trou du disque. Ensuite, il faut poser en plein centre la galette de vinyle brûlante et molle, qui ressemble à un reblochon en réglisse,

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en recouvrant le plus possible l’étiquette du bas. La presse se referme dans un boucan infernal et on entend le reblochon noir se faire aplatir. Quand la presse s’ouvre à nouveau, au bout de quelques secondes de cuisson, elle fait un « psshhh » pour signaler que c’est prêt. Il faut mettre le disque rapidement sur le plateau tournant équipé d’une lame de rasoir pour virer les barbes qui l’entourent pendant qu’il est encore chaud et un peu mou. Si on attend trop, l’ébarbage, rendu impossible par la dureté du matériau froid, casse le disque en une dizaine de morceaux.

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Ensuite, il faut jeter les barbes dans le baril qui sert de poubelle, mettre le disque dans une pochette en papier et le poser à plat dans une boite en carton qui en contient 25 sans oublier d’intercaler une galette épaisse d’aluminium froid de la taille d’un 33t tous les 5 disques pour éviter qu’ils gondolent. Quand une boite est pleine, on la pose sur le charriot garé dans l’allée pour qu’il parte au contrôle.

Entre temps, il faut jeter un coup d’œil aux étiquettes qui sont dans ce qu’on appelle un four qui doit les sécher car elles arrivent encore humides et collantes de la fabrication. Si on les met telles quelles dans la presse, elles collent au métal de la matrice et laissent des traces d’encre qui rendent le disque impropre à la vente. Si on les oublie dans le four, elles crament ou deviennent friables. Il faut toujours surveiller la brillance des matrices qui doivent luire comme des bijoux. Si des impuretés se logent dans les sillons ou si la brillance est altérée le disque produit peut devenir inaudible. La queue de rat qui fait partie des fournitures sert à agrandir le trou des étiquettes, par paquet, surtout pas trop ! sinon l’étiquette du haut tombe n’importe où quand la presse se referme et on la retrouve incrustée dans les sillons.
S’il fallait prendre en charge une seule presse, on aurait même quelques secondes de répit pendant qu’elle écrase méchamment le reblochon noir mais ce serait sans doute trop facile. C’est pourquoi un poste de travail comprend deux presses qu’il faut gérer simultanément. Et un travail relativement peinard dans un boucan assourdissant se transforme en un véritable enfer. On ne peut pas s’occuper d’un disque puis d’un autre en passant d’une presse à l’autre à la fin d’un cycle, il faut mélanger les procédures mais sans qu’aucune étape sur une presse ne soit forcément suivie par son identique sur l’autre. Les presses n’étant pas synchronisées, il est impossible de mettre en place une routine ni d’effectuer deux gestes de suite sur une même presse sans compromettre l’état du disque qui va sortir sur l’autre.
Pour couronner le tout, nous sommes payés « à la tâche ». Entre 900 et 1000 disques par jour, on touche le fixe qui assure tout juste un smic à la fin du mois. Pour gagner plus, le taux horaire augmente si on passe à 1100 disques et le bonus est encore plus intéressant si on atteint 1200. On peut gagner encore plus avec 1300, etc.

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Les presses disposent de 3 rayons lumineux devant l’ouverture qui, s’ils sont obstrués les empêchent de se refermer pour ne pas écraser les mains de l’ouvrier. La grosse cerise sur le gâteau est que pour accélérer le rythme des presses, il est recommandé de désactiver ces protections car elles induisent un temps de latence plus long avant la fermeture. Un gros interrupteur est prévu à cet effet. Avec protection, inutile d’espérer atteindre plus de 1000 disques dans la journée et le comble est que pour moi et tous les ouvriers de plus de 1,75 m, les protections, même dûment opérationnelles, sont inopérantes car placées assez bas. Avec mon mètre quatre-vingt-trois, je suis un géant pour ce matériel. Les rayons lumineux passent entre mes bras et mon ventre alors que pour des gens plus petits, ils sont coupés par leurs bras. Comme si ça ne suffisait pas, les gants de coton qu’on est obligés de porter pour ne pas se brûler se dégradent tellement vite qu’il est conseillé de couper les bouts des index et des majeurs pour éviter que des fibres n’endommagent notre production et diminuent notre rendement. Maryse, mon instructrice, me montre qu’elle n’a pratiquement plus d’empreinte digitale sur ces quatre doigts, elles sont brûlées par le vinyle chaud. Je décide d’emblée de ne rien couper du tout pour pouvoir continuer à jouer de la guitare sans souffrir. J’ai de gros doutes, après une journée passée dans un tel vacarme, j’ai l’impression que je n’aspirerai plus qu’à un silence total. Alors, que quatre de mes doigts soient cramés n'aura plus autant d’importance.

A la fin de la journée, je suis épuisé et perplexe. Assis au volant de ma 4L rouillée je me surprends à être tellement vidé que j’en oublie de démarrer. C’est Jamel, un de mes camarades d’atelier, qui cogne à ma vitre :
- Ca va ?
- Oui, merci, je rêvais.
- C’est ton premier jour, c’est dur mais ça ira mieux après, t’en fais pas.
- Ouais… T’es là depuis combien de temps ?
- Deux mois.
- T’en fais combien, des disques, par jour ?
- Plus de 1100, presque tous les jours, quand il n’y a pas de bazar.
- J’y arriverai jamais…
- Mais si ! Faut un peu de temps. Ta première semaine est payée normalement même si tu en fais très peu. Et si t’as des problèmes, tu peux me demander mais demande surtout à Maryse, c’est elle qui m’a appris, elle est là depuis longtemps, elle sait tout.
- Ouais, d’accord, merci. A demain.
- A demain.
Je n’ai pas le courage de continuer la conversation. Je le regarde disparaître en marchant sur le trottoir et me décide enfin à démarrer.
Je n’imaginais pas que la fabrication des disques, ces objets que j’adore et qui me procurent tant de plaisir, étaient si difficiles à faire. Je n’imaginais surtout pas que des gens souffraient pour les presser. Depuis que je suis dans un groupe de free, c’est comme ça qu’on appelle notre musique, je rêve d’enregistrer un disque. La réalité de sa production me sidère.
Je m’endors épuisé avec les oreilles qui sifflent. Comment avoir envie de jouer de la guitare dans cet état ? Jamel dit qu’on finit par s’y faire et qu’on devient efficace au bout de quelques jours. J’espère qu’il a raison.

Je n’atteins les 900 disques que très péniblement à la fin de ma première semaine. Selon Maryse, je vais y arriver mais ce sera un peu plus long qu’avec certains autres qui ont réussi à presser plus de 1100 disques dès le cinquième jour. Et deux raisons m’empêcheront de battre des records : je refuse de couper les protections qui pourtant fonctionnent très mal et je garde mes gants entiers ce qui me vaudra forcément des disques refusés car ils auront des fibres de tissu incrustées dans le vinyle. Sans compter que j’use trop de gants et qu’il n’est pas certain qu’on veuille bien m’en fournir autant que j’en voudrai. Cinq jours ont suffi à me donner des douleurs de dos qui ne se calment pas facilement : je me casse en deux pour que mes bras soient sur le trajet de rayons protecteurs. Le fait est que j’ai une trouille bleue de me faire écraser une main et pourtant je ne joue presque plus de guitare ni d’aucun autre instrument tant je suis fatigué en rentrant à la maison. J’ai l’impression de ne plus faire que bosser et dormir.
Les moments de détente sur le lieu de travail sont très courts voire inexistants. En allant à la cantine, on passe devant une grande baie vitrée derrière laquelle travaillent les contrôleuses.

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Toute la journée, un casque sur les oreilles, assises derrière une platine, elles écoutent nos productions pour y détecter des défauts. Elles nous sont presque attitrées, ce qui fait qu’une de ces filles, qui sont en moyenne plus jeunes que les ouvrières, j’ignore laquelle, se tape « mon » Georges Jouvin et sa trompette d’or depuis plusieurs jours puisque je ne presse que ces disques. J’ai bien eu droit à un Stevie Wonder mais rien de très excitant. Je plains les contrôleuses, que les mecs n’oublient jamais de contempler en passant, de devoir écouter 8 heures durant des disques sans intérêt mais je me dis qu’il serait peut-être pire d’écouter des bons disques et de finir par en être dégoûté à cause de ce traitement. J’espère aussi que ce n’est pas la jolie brune qui me fait toujours un sourire quand elle croise mon regard, qui a droit à la lourde tâche de contrôler ma production insuffisante, j’ai envie qu’elle ait une bonne opinion de moi.

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Autant ce travail me rebute et me fait un peu peur, autant les gens qui bossent ici me sont sympathiques. Les quelques mecs sont sans problème, et la plupart des ouvrières de mon atelier, qui ont, en gros, l’âge de ma mère, sont bienveillantes. Jamel est carrément accueillant. Il a mangé avec moi, assis sur les marches de la cantine dehors dans le froid pour me tenir compagnie. J’ai expliqué que mes oreilles sifflaient et que j’étais musicien. Ils ont tous compris avec le sourire et ne m’ont pas pris pour un cinglé et grâce à Jamel, je n’ai même pas bouffé tout seul sur les marches. La cantine est un bâtiment semblable à notre atelier en plus clair, le plafond est au moins à 15 mètres au-dessus de nos têtes, le moindre bruit résonne très fort. Les gens qui mangent là se parlent en criant un peu assourdis qu’ils sont par les heures passées dans le vacarme de l’atelier. Elles et ils n’ont pas pris mon isolement au moment du repas pour un affront, une collègue a dit en riant : « C’est vrai qu’avec notre boulot, on est toutes un peu sourdingues alors on gueule pas mal. Mon mari me le dit souvent ! » Je ferais bien ma carrière auprès de ces gens-là. Mais pas à faire ce boulot-là !

Je sais faire tous les gestes requis mais mon refus de désactiver les protections et de couper mes gants me pénalise. Je ne dépasse pas les 1000 disques par jour, même en étant tout entier à mon labeur.

En dehors, avec la fatigue et les douleurs induites par la position penchée que j’adopte pour que mes bras actionnent les protections si besoin, je ne suis plus que l’ombre de moi-même. Mes copains se payent ma tronche. Ils me surnomment « le Show Biz » : « Toi qui voulais faire des disques, ça y est ! T’es dans l’industrie du disque ! T’es dans le show biz ! T’es content ? »

Je n’ose plus sortir le soir avec les mecs de mon groupe, leurs nanas et d’autres de peur de manquer de sommeil. C’est la présence de cette fille très belle et douce qui m’a convaincu de déroger à ma règle. Je me sens minable durant toute la soirée. On mange dans une pizzeria, je n’ai ni faim ni soif mais la fille me donne des conseils que je suis à la lettre. Je suis sous le charme et dépité de faire si pâle figure. Elle parle pour moi :
- Ben dis donc, t’es pas causant ce soir ! D’habitude tu parles beaucoup. Faut changer de boulot si celui-là te fait cet effet ! Tu vas pas tenir le coup ! Tiens, bois un peu de ça, c’est du Lambrusco, c’est un vin italien légèrement pétillant. Je suis comme toi, je n’aime pas le vin, mais celui-là, il me plaît, c’est le seul rouge pétillant, à ma connaissance…
Je bois un demi-verre de ce breuvage étrange et pour une fois, ça me plaît un peu que ce soit alcoolisé. Je ne vais vraiment pas bien.

En arrivant au boulot le lendemain, je vois Jamel presser le pas avec un peu plus de difficulté que d’habitude. Je l’interpelle :
- Hé ! Le bus était en retard ?
- Non, il n’y a pas de bus à cette heure-ci. Je viens à pied. J’ai pas entendu le réveil alors j’ai couru tout du long, j’ai mal aux jambes, j’en peux plus.
- T’habites tout près, alors ?
- Non, j’en ai pour plus d’une heure à pied les semaines de matin pour l’aller, il n’y a pas de bus à cette heure-là.
- Fallait le dire ! Je vais aller te chercher en bagnole !
- Ca te fera lever plus tôt.
- Pas de beaucoup et puis ça t’aidera, t’as l’air déjà naze avant de commencer ! T’habites où ?
- A Nanterre.
- Tu te tapes Nanterre Chatou à pinces à 5 heures du mat’ les semaines de matin ! C’est dingue !
Je passe ma journée à penser au calvaire de Jamel. Si j’avais à faire comme lui, je serais déjà mort.
Je le raccompagne en fin de journée pour fixer un point de rendez-vous. Je me rends compte que le détour pour passer le prendre ou le déposer ne rallonge mon temps de trajet que de 10 minutes. Aux heures où nous circulons, il n’y a pas d’embouteillages. En plus de faire un travail harassant, nous ne vivons plus comme la plupart des gens. Nous ne sommes pas seulement décalés dans nos horaires mais aussi dans nos têtes. En tout cas, moi, je le suis.

Le lendemain, je change mon chemin habituel. Je passe par la place de Belgique, que mon père appelle Charlebourg, et en tournant à droite, après quelques minutes de route, je me retrouve sur l’avenue où m’attend Jamel. Avec les arrêts aux feux, je le vois de loin. Il n’a pas cette attitude bête qu’ont les gens qui fument, avec plein de gestes parasites pour occuper leurs mains et se donner une contenance. Il regarde droit devant lui et guette mon tacot. Il monte en disant bonjour et nous roulons en silence, il est trop tôt pour parler, il fait encore nuit. Je me sens moins seul et apaisé avec ce mec qui n’a pas besoin de bouger pour « être là », mais ça ne vaut que pour le trajet. Une fois devant ma presse, j’ai l’impression de devoir dompter un monstre. Je sue sang et eau alors que les femmes qui bossent comme moi ne semblent pas souffrir autant.

Quand il y a un anniversaire à fêter, l’heureux vieillissant passe de presse en presse avec un chariot à disques sur lequel il a mis des bouteilles, des verres et des trucs à grignoter. Dans un verre il te met la boisson que tu as choisie parmi celles qu’il te propose et dans un autre verre, il met un assortiment de crackers et de cacahuètes. Tu lui souhaites un bon anniversaire et il te remercie. Tous les échanges verbaux sont réduits à leur plus simple expression car ils sont hurlés. Ensuite, tu bois et manges tout en bossant. A la tienne !

Le 25 novembre, toutes les presses ne sont pas occupées et des places de contrôleuses sont vides. On voit les déserteuses et les déserteurs sur leur trente-et-un rappliquer dans l’atelier. En plus de leurs fringues de cérémonie, toutes et tous ont un chapeau sur lequel des figurines bossent à leur place. Elles représentent la personne qui les porte dans sa situation de travail. Devant mon air ahuri, Maryse quitte carrément son poste pour m’expliquer ce qui se passe :
- Le 25 novembre, c’est la Sainte Catherine. Toutes les Catherinettes et les Catherinets, celles et ceux qui ont atteint 25 ans et qui n’ont encore épousé personne, ne travaillent pas. Ils vont en sortie à Paris. Cinéma, théâtre, cirque… ça dépend des années, et dîner dans un bon restaurant. Tout ça aux frais de la boite. C’est Pathé Marconi qui paye.
- Pourquoi ils font ça ?
- C’est une tradition, c’est comme ça… Ils passent dans tous les ateliers et les bureaux pour se faire admirer.
- Et ils se marient après ?
- Non, c’est arrivé, mais c’est rare. Vous, les intérimaires, vous n’y avez pas droit mais, si tu es embauché, toi aussi tu iras si tu n’es pas marié à 25 ans.
Je suis épaté. Ca a l’air sympa. Les pas mariés sont souriants. Ma contrôleuse préférée est radieuse au bras d’un comptable, c’est du moins comme ça que j’interprète le diorama qu’il a sur son chapeau.

Ces gens sont adorables. Je les admire. Bosser ici dans ces conditions et être aussi gentils me fascine. Ils pourraient tous être mes amis. Mais moi, je ne pourrai pas faire le même boulot qu’eux. Je me rêve en délégué syndical et j’ai honte. Mon père est délégué syndical depuis longtemps et refuse d’être détaché à plein temps pour rester près de la base et du travail. Il dit que pour représenter ses collègues, il faut connaître le boulot aussi bien qu’eux sinon mieux. Et je m’espère dans cette position pour échapper à mon travail, c’est lamentable.
Il est quand même vrai que mes maigres compétences seraient mieux utilisées pour la rédaction de tracts ou lors de palabres avec les chefs. Je suis une grande gueule… d’habitude. Là, je ne suis plus rien du tout. Je n’ai plus rien à dire à personne et je me cache, chez moi, dans ma piaule, en espérant qu’on finira par m’y oublier. J’ai encore fait une connerie qui m’a coûté une trentaine de disques. J’ai oublié une tâche de routine, j’ai oublié de passer de la cire sur la matrice du haut, il faut se pencher pour la voir et elle est devenue terne alors qu’elle doit briller. Résultat, une partie de ma production est bonne pour la poubelle. C’est le mécano de secours qui fait l’entretien que j’ai omis. Il me tape sur l’épaule en me disant que ça ira mieux demain.

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En sortant, Maryse regarde d’un œil noir le mec en blouse blanche qui inspecte une machine automatique. Elle m’explique :
- Ces bécanes, elles font 5000 disques par jour. Quand je suis entrée ici, il n’y en avait pas et petit à petit elles sont de plus en plus nombreuses. Le gars, là, il vient toutes les heures pour voir les jauges et noter des trucs sur son bloc puis il retourne dans son bureau. Il n’y a pas besoin de gens pour les faire marcher, ces machines. Pour le moment, elles ne font que les 45 tours mais on nous promet des machines à 33 tours pour bientôt. Dans peu de temps, nous n’existerons plus. Je me demande s’il prend les étiquettes, ce gars ? C’est pas vraiment lui qui les fait les disques…

Maryse a la plus belle collection d’étiquettes de 33 tours de tout l’atelier.

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Elle a pressé des centaines de milliers de disques et à chaque fois, elle a emporté chez elle un exemplaire des deux étiquettes des disques qu’elle a pressés. C’est une tradition de notre atelier. Elle en a des classeurs et des boites à chaussures pleines. A la retraite, elle les rangera bien comme il faut. Elle m’a dit ça le jour où je suis arrivé et j’ai fait comme elle, à chaque nouveau pressage, j’ai prélevé mes étiquettes pour ma propre collection mais au lieu de les emporter chez moi chaque jour, je les ai mises dans mon casier. Ce soir, je décide de les emporter et évidemment, c’est le jour où les mecs de la sécurité décident de nous fouiller à la sortie, ils le font de temps en temps sans prévenir. On a bien sûr le droit d’avoir 4 ou 5 étiquettes dans son sac, la tradition est connue et tolérée, mais j’ai toute ma collection cumulée, plus d’une cinquantaine de ronds de papier troués. J’ai la trouille et je fais tomber mon sac devant le cerbère. Une étiquette s’échappe et roule à mes pieds. Il la ramasse et la lit :
- Satie ! Les gymnopédies. C’est vraiment ce que je préfère chez lui. Et par Ciccolini en plus. Je vais l’acheter, celui-là. J’espère que tu l’as soigné, sinon, je saurai à qui me plaindre.

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Il ne regarde pas dans mon sac et passe à la suivante.

Je n’en peux plus de ce boulot. Je ne pourrai même pas le défendre. Maryse a martelé à la fin de son couplet sur les machines automatiques :
- On ne veut plus de nous. On veut nous éliminer. Dans peu de temps, on n’existera plus. Dans quelques années, on n’existera plus.
J’étais trop naze pour lui dire que je pense qu’elle continuera d’exister si son travail est supprimé mais je vois bien qu’elle s’y identifie et que la menace qui pèse sur son boulot, et qui finira par gagner, est inévitable. Et je ne peux m’empêcher de penser que ce n’est pas forcément une mauvaise chose qu’un travail aussi exténuant qui peut abimer celles et ceux qui le font soit fait à l’avenir par des machines.
A la maison, c’est ma mère qui crève l’abcès :
- Il faut que tu arrêtes de faire ce travail. Tu ne parles plus, tu ne sors plus de ta chambre, tu nous fais peur. Arrête et cherche autre chose. Prends ton temps. On peut te nourrir et te loger. Si tu allais encore à la fac, c’est ce qui se passerait.
Je ne lutte pas. Il fallait que quelqu’un me dise ça et je remercie ma mère par un seul « merci » qui la soulage. Elle s’attendait à ce que je râle comme d’habitude quand elle se mêle de mes affaires mais je rends les armes. Je suis soulagé. Je pense à la fille au Lambrusco qui me l’avait déjà dit. Elle est gentille.

J’annonce ma démission à Jamel avec appréhension. Il reste silencieux un temps puis éclate de rire :
- J’ai donné plus d’argent à ma famille parce que tu venais me chercher. Je voulais m’acheter un vélo mais je n’ai plus d’argent pour. C’est pas grave. J’arrête aussi ! J’en ai marre. Tu as raison, on va y laisser notre peau, dans ce boulot. Je sais pas comment elles font, Maryse et les autres, pour y arriver. On est peut-être des chochottes ? Je vais bosser dans le bâtiment. J’ai refusé pour essayer autre chose mais mes cousins bossent là-dedans. C’est pas facile non plus mais ils passeront me chercher en camionnette et c’est mieux payé. Mes cousins sont gentils mais un peu lourds… Allez ! Ce soir je te paye le coup. On arrose ça en sortant.
Nous prévenons le contremaître de notre défection avant de commencer notre dernière journée. Nous lui rendons nos boites contenant les gants qui nous restent, la queue de rat et le pain de cire. Il nous félicite. Selon lui, d’habitude, les intérimaires gardent tout.
Je fais un pieux mensonge à Maryse. Je lui dis que je n’arrive pas à continuer mes études en bossant. Je lui montre maladroitement la carte d’étudiant que j’ai prise pour continuer à bénéficier du report d’incorporation. Je ne pense pas qu’elle soit dupe mais elle m’embrasse en me souhaitant de réussir.

Dans le café où m’emmène Jamel pour fêter notre nouvelle vie, comme il le dit, nous buvons des jus d’orange et le patron se marre. Je lui donne mon adresse, je connais la sienne. Il me remercie d’avoir fait le chauffeur et je le remercie de ne pas m’avoir pris pour un fou quand je mangeais dehors dans le froid. Nous promettons de nous revoir.
Je ne lui ai pas dit mais j’ai accepté son invitation alors que j’avais un autre plan pour la soirée. Le théâtre de Sartrouville avait organisé un concert sous un chapiteau. La fille belle et douce devait y être mais je suis passé devant sans m’arrêter alors que j’aurais pu assister à une bonne partie de la fin.
J’étais content d’échapper au concert. Pour moi, un concert, c’est la joie, la récompense, et je n’en méritais aucune. Je ne voulais pas que cette fille et mes amis me voient ce soir-là. Je n’avais plus de boulot pour cause d’incompétence, je n’étais plus étudiant pour cause de flemme et je me sentais si inutile qu’il valait mieux ne pas me montrer. J’étais véritablement un bon à rien. Personne ne m’avait jamais dit ça. Cette fois c’était moi qui le pensais, c’était bien pire.

Je ne suis jamais retourné à la boite d’intérim.

Je n’ai jamais revu Jamel. J’espère qu’il a fini par trouver un boulot qui lui convient et qu’il est maintenant un heureux retraité.

La fille qui m’a fait boire du Lambrusco aimait aussi peu que moi le vin mais elle voulait que je boive pour que je continue à raconter des histoires car il paraît que mes histoires lui plaisaient. Il faut croire que c’est vrai puisqu’elle est vite devenue ma compagne puis ma femme. Nous avons eu des enfants, etc. Elle lira ce que j’ai écrit là avant que je ne le mette en ligne et elle dira certainement un truc du genre : « C’est vrai que tu n’étais pas frais quand tu bossais là-bas ! » Si elle a des remarques, j’en tiendrai compte et je changerai des mots selon ses conseils. C’est grâce à elle si je suis passé de bon à rien à bon à quelque chose. J’ai passé un concours, appris un métier et retrouvé un peu de confiance en certaines de mes capacités.

Maryse et les autres ont eu raison de craindre pour l’avenir de leur métier. Il a fini par disparaitre et l’usine avec. En 1992, l’usine fut fermée et en 2004, elle fut rasée pour y construire des logements. Un type a écrit un bouquin là-dessus, Jean-Luc Rigaud. Il raconte comment les promoteurs ont fait disparaitre toute trace du passé ouvrier de la ville. Tout ça pour que Chatou devienne « la ville des impressionnistes », comme si les autres réalités du passé ternissaient la réputation communale.

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S’il est vrai que quelques types ont parcouru les rues de cette ville avec un chevalet, une toile, des tubes et des pinceaux et qu’ils y ont peint quelques chefs d’œuvres, des centaines de gens ont fait vivre une cité entière en y fabriquant des disques. C’est pourquoi je trouve particulièrement injuste que quiconque se promenant dans Chatou n’y trouve pas de trace de ces vies. C’est aussi pour ça que je me suis permis ce long texte dédié à mes ex-collègues même si je ne l’ai pas été longtemps et que la qualité de mon compagnonnage laissait à désirer. Maryse craignait de ne plus exister et j’aimerais lui dire, où qu’elle soit, que tant que quelqu’un se souviendra d’elle et ses collègues, elle continuera d’exister avec eux. Le fait que son histoire perdure dans la mémoire de personnes éminentes est acquis puisque quelqu’un en a fait un livre, et le fait qu’elle ait marqué l’esprit d’un bon à rien de l’époque tel que moi est le signe qu’elle est inoubliable.

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Modifié en dernier par dark pink le mar. 17 mai 2022 14:43, modifié 4 fois.

lienard
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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par lienard » lun. 24 août 2020 20:35

En 1972, ayant fait le zozo à l'école, j'ai été bosser à l'usine à la chaine qui fabriquait des Volkwagen à l'époque .. même horaire que toi .. moins de bruit mais aussi fatigant .. j'ai tenu 6 moins avant de ma casser .. that's life ...

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Winsterhand
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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par Winsterhand » lun. 24 août 2020 21:09

Quand tu vois un sujet créé par dark pink, tu sais que ça va être un régal, mais là c'est carrément un festin. Tu nous gâtes ! Merci pour ce superbe texte. :love1:

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whereisbrian
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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par whereisbrian » lun. 24 août 2020 21:15

Belle histoire vécue, merci pour l'écriture.

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DaFrog
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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par DaFrog » mar. 25 août 2020 06:30

Merci pour le partage/découverte :)
Un truc que je ne comprends pas : pourquoi ne portiez-vous de protections auditives, casque ou bouchons ?
It’s too late to be hateful :ange:

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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par Zézette » mar. 25 août 2020 06:42

dark pink a écrit :
lun. 24 août 2020 20:07
Je me suis inscrit dans une agence d’intérim ...
Très beau texte sur l'envers du décor, en quelque sorte. Ton récit est captivant, ne serait-ce que dans sa description de l'ambiance du travail en usine à cette époque, le rendu des sensations et de la pénibilité, les petites mains mises à rude épreuve et en danger, ou l'apparition de robotisation avec ses avantages et ses inconvénients. Il est également émouvant dans sa galerie de portraits, l'âme que tu insuffles à ses personnages, mais tu nous régales depuis longtemps avec ces tranches de vie : les anecdotes, la camaraderie, les confidences sur les petits matins et les soirées de ce jeune homme sympathique (toi !), Maryse bien sûr, sans parler de la touchante apparition de la fille au Lambrusco. Bravo Show Biz.

Au passage, j'étais loin de me douter que des contrôleurs qualité écoutaient les disques ! Peux-tu me dire si tous les disques étaient ainsi contrôlés, ou seulement par sondages ? s'ils les écoutaient à vitesse normale ou à vitesse accélérée pour gagner du temps ?
Joyeux Noël Félix !

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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par DaFrog » mar. 25 août 2020 07:37

Autre question : combien de presses en fonctionnement dans la salle ?
It’s too late to be hateful :ange:

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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par Roulie » mar. 25 août 2020 08:13

Merci pour cette tranche de vie partagée !
Ton récit est captivant il est vrai. :)
Le 106 mars, le millième doudou vivant a été certifié par l'Office informel des enfants crédibles.
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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par The lad » mar. 25 août 2020 08:21

Excellent, merci pour ce petit texte et cette tranche de vie. Et c'est bien écrit, bravo !
Affreux, sale et méchant.

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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par Algernon » mar. 25 août 2020 08:25

Ah oui, j' confirme !

Image
Je ne suis pas trop vieux pour ces conneries.

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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par dark pink » mar. 25 août 2020 12:40

Je vous remercie de vos compliments et de vos questions, ça me touche beaucoup, d’autant plus que j’ai été choqué de lire le bouquin sur la démolition de l’usine. J’ai connu ces gens très peu de temps mais ils m’ont vraiment marqué. Régulièrement, je me disais que je retournerai dans le coin, pour voir ce que c’était devenu et quand j’étais résolu à le faire il était trop tard, tout avait disparu. J’avais peur que mon texte soit trop long mais il y avait tellement à dire.

Je vais essayer de répondre à vos questions comme je le peux car il y a des réponses que je n’ai pas.

« Pourquoi pas de protections sur les oreilles ? »

Personne ne portait de protection d’aucune sorte à part les gants. Un type mettait des boules Quiès, il les payait de sa poche. Rien n’était précisé dans le règlement à ma connaissance pour l’exposition au bruit. Neutraliser les protections pour ne pas se faire écraser les mains était interdit mais j’étais le seul à les laisser actives. L’encadrement était au courant mais ne disait rien.

De 1972 à 1976, j’ai fait une vingtaine de boulots différents dans des tas d’endroits. A cette époque, il existait bel et bien des consignes de sécurité, voire des lois à ce sujet mais elles étaient peu suivies. J’ai bossé chez un couvreur. On m’a dit qu’il y avait une loi sur la façon de s’accrocher pour éviter une chute. Je portais une grosse ceinture en cuir pour mettre mon marteau et d’autres outils, elle avait un anneau censé me relier à un truc en haut du toit par une corde. Je n’ai jamais vu le truc ni la corde. Quand j’ai demandé à quoi servait l’anneau on me l’a expliqué et on m’a dit qu’on ne s’accrochait à rien parce que ça empêchait de bosser. Un jour, l’échafaudage sur échelles sur lequel j’étais s’est effondré. Je me suis retrouvé avec un autre suspendu par les bras à une gouttière à 5 ou 6 mètres du sol. Les autres ouvriers nous ont aidés à remonter en se marrant.
On devait mettre des casques. Personne n’en mettait mais il y en avait dans la réserve. Je les ai tous essayés, ils étaient neufs et tous trop petits pour ma tête (j’ai une grosse tête, il faut croire). J’ai renoncé.

Dans un atelier d’une entreprise de faux plafonds, je devais scier des dizaines de plaques isolantes sur une scie circulaire fixe. Un énorme écriteau disait : « Il est strictement interdit d’utiliser cet appareil sans masque ni gants de protection ! » Quand je suis allé les demander au magasinier, il m’a répondu qu’il n’en avait plus depuis des années et je me suis fait traiter de tarlouze par le contremaître. J’ai fait mon boulot qui m’a pris la journée. Le truc produisait une poussière drue. En rentrant chez moi en métro, j’ai été pris de quintes de toux terribles en crachant du sang. Les gens m’ont demandé s’il fallait appeler un médecin. Ca s’est calmé dans la soirée. Quand j’ai raconté ça au contremaître le lendemain, il s’est carrément foutu de ma gueule en me disant que lui-même avait utilisé cette machine des centaines de fois sans problème et sans masque.

Des histoires comme ça, j’en ai des tas, me concernant ou concernant des collègues de travail mais elles n’ont rien à voir avec la musique ou les disques. C’était simplement comme ça à cette époque-là. Tout ça pour vous dire qu’à Pathé, en 1976, ce n’était pas pire qu’ailleurs pour la sécurité. On a heureusement fait des progrès un peu partout depuis.

« Combien de machines dans l’atelier ? »

Je n’ai jamais visité l’atelier en entier. Je pense qu’au moment où elle tournait à plein régime il y avait une cinquantaine de presses actives, peut-être plus. Quand j’ai bossé là-bas, la transition vers les machines automatiques était bien entamée. Il ne devait plus rester qu’une vingtaine de presses manuelles actives en même temps, plus les presses automatiques. Je pense qu’il y en avait une dizaine, mais sans certitude. Maryse disait qu’autrefois, ils avaient des commandes qui duraient toute une semaine ce qui leur permettait un rendement optimum : toujours les mêmes étiquettes, une matrice bien entretenue pouvait durer plusieurs jours, donc pas d’interruption pour changement de matrice ni de réglages consécutifs. Les grosses commandes n’étaient plus produites à Chatou mais sur des presses automatiques ailleurs. Il ne leur restait plus que les petites commandes, parfois deux ou trois différentes sur une même presse dans une journée. Tous ces changements interrompaient la production pour de longues minutes. Les salaires s’en ressentaient.

« Comment étaient contrôlés les disques ? »

Ils étaient censés être contrôlés visuellement individuellement. Si un disque ne comportait aucune anomalie visuelle, il était pratiquement certain qu’il était bon pour la vente. Cependant les contrôleuses en prenaient certains pour les écouter même sans détection visuelle suspecte. J’en ignore la fréquence mais il y avait un protocole car elles bougeaient le bras de lecture vite et souvent. Maryse savait, rien qu’en les regardant, si ses disques avaient un problème. Comme les contrôleuses nous étaient pratiquement attitrées, il est certain que « la mienne » avait bien plus de boulot que celle de Maryse !
Il me semble que leur écoute se faisait à vitesse normale mais c’est sans certitude. J’étais plus concentré sur le visage et les sourires de ces dames et demoiselles que sur le réglage de leur platine.

Signé Show Biz !

Merci à tous !

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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par Monsieur-Hulot » mar. 25 août 2020 14:55

::d ::d ::d

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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par Algernon » mar. 25 août 2020 16:11

J'ai eu une 4L : une 3 vitesses, puis une 4
En entrant dans mon atelier, j’ai un mouvement de recul. Le bruit est assourdissant. L’endroit est immense et très haut, sans plafond, on voit la charpente. Les vitres qui sont tout en haut n’ont jamais dû être nettoyées depuis la construction du bâtiment. La lumière du jour n’y est plus apparue depuis des années et des néons nous permettent d’y voir clair.
J'ai connu ces choses.
Après mon service chez les fous, en 79 mon premier taf en CDI sera une imprimerie. Et pas une petite, avec d'écrasantes rotos à étages, les plus âgées luisantes de graisse noircie, sommeillant à l'entrée de l'atelier, grondant moins dans la semaine car ne faisant que le noir ; et une machine à feuilles pour les couv en quadri.
La large et ancienne verrière très haute (forcément), elle, laisse passer la lumière du jour. Mais c'était comme être dans un gigantesque hangar. Avec le froid, la chaleur selon les saisons... Le vacarme des rotatives, je m'y habituerai, est du niveau du bruit d'un train qui file à pleine vitesse juste devant vous. Tous les gnouvriers sont en bleu de travail, mais pas nous les jeunes mâles, ou très peu. Faut que nous devenions/acceptions d'être assimilés, et ça prenait un certain temps. Par contre : chaussures de sécurité obligatoire, et vaut mieux. On met des bouchons dans les noreilles quand on marne au pied des machines à cracher du papier, bien sûr.
Nia des contremaîtres à l'ancienne, variablement sympathiques, avec des physiques de bouchers des Halles.
Heureusement pour la situation, le Sévice National m'avait endurci. J'étais au top de la forme physique. Sinon mentale... à moitié. Autrement, j'aurais capitulé direct. Comme quelques stagiaires, pas du tout prêts pour l'épreuve.
J'avais tenté, avant la parenthèse de 12 mois, de faire de l'apprentissage en photogravure. Avec quelques déconvenues. Un boulot intéressant, plutôt artisanal, pas mal payé à l'époque, pas fatiguant, et auquel on pouvait se former "sur le tas". Ça arrivera plus tard.
Donc, en attendant, et pour ne pas rester à la charge de Papa et Maman, je réponds à une annonce qui demande des djeunzs qui en veulent. Fallait s'accrocher, car : les 3/8, déjà. Le danger des machines, les groupes de rotatives où caler d'énormes cylindres spécifiques à l' héliogravure. Les risques d'incendie inhérant au taf, les stackers (empileurs) qui acheminent les paquets de feuilles (cahiers) qu'il faut entasser en piles bien formées sur des palettes. On peut facilement y laisser un doigt ou deux si l'on est pas attentif. Contrôle des globules rouges tous les 6 mois (je crois) because les produits inhalés, dont surtout le xylène... Et autre danger : l'alcoolisme.
Je sais que je n'y ferai pas carrière, mais je tiens. La paye est pas vilaine, déjà par les trois-huit, et ce sont les conventions collectives du Livre. Je pourrais évoluer jusqu'au poste de conducteur au bout d'une quizaine, vingtaine de piges...
Deux ans presque et demie.
Je reste fier de cette période d'activité. Quand on a su ce qu'est le boulot, celui qui est dur, avec les cadences, les conditions difficiles, mais aussi la solidarité entre travailleurs, Français et d'ailleurs. La fierté de toucher une paye "ton salaire c'est l' salaire de...", et là on peut le dire.
Modifié en dernier par Algernon le ven. 4 sept. 2020 18:22, modifié 3 fois.
Je ne suis pas trop vieux pour ces conneries.

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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par Zézette » mar. 25 août 2020 18:42

Algernon a écrit :
mar. 25 août 2020 16:11
en 79 mon premier taf en CDI sera une imprimerie. Et pas une petite...
Intéressant ! Merci Algernon pour ce flash back.
J'ai eu, sans entrer dans le détail, plusieurs occasions de visiter des imprimeries, soit offset soit rotatives de journaux. Il y a désormais presque partout des mesures prises pour prévenir les surdités professionnelles et les intoxications aux solvants, mais reste la pénibilité des postures pour les mécaniciens et des manutentions manuelles pour la plupart des postes. Sans parler des effets sur la santé et la vie familiale/sociale du travail de nuit.
Paradoxalement, mais c'est souvent comme ça dans les métiers de production qui nécessitent du savoir faire et du doigté, les techniciens aiment pour la plupart ce qu'ils font, à défaut d'adorer comment ils le font.

Ton récit est touchant.
On sent aussi que le service militaire n'a pas éveillé en toi la vocation de faire carrière dans le métier des armes.
Joyeux Noël Félix !

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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par Algernon » mar. 25 août 2020 18:55

J'étais en Allemagne, dans un "du pas marrant" semi-disciplinaire ou quasi. Les appelés en chiaient, très peu de "planqués".
Surtout les conducteurs de chars, qui passaient un temps fou dans les hangars à entretenir des tas de ferrailles anciens.
Et aussi surtout les GV (grenadiers voltigeurs), toujours en manœuvres épuisantes.
J'aurais pas mal d'anecdotes, faut avoir connus les "rempouilles" là-bas, des abrutis complets, mais j'arrête là.
Je ne suis pas trop vieux pour ces conneries.

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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par Danzik » mer. 26 août 2020 06:58

:pausecaffé:

Une très belle tranche de vie Dark Pink, touchante et passionnante : :chapozzz:

une précision presque chirurgicale dans tes souvenirs et les détails apportés qui m'étonnent toujours autant : quel talent ! :winner1: :amen:
Le Grand Bazar Vinylique : pleins de 45 tours EP & SP avec de vrais morceaux de vinyles dedans !
Citation : "Elle est pas électrique ta guitare... c'est une vieille, elle est encore à vapeur" Dupont et Pondu (1964)

C.V. (archives2) : ICI

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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par Christang 29 » mer. 26 août 2020 07:17

ça c'est du vécu :super:

je connais une fille qui a une collection impressionnante de test pressings, acétates et disques rares en provenance de l'usine Pathé ou avait travaillé son père durant de nombreuses années.
Qu'il est doux de ne rien faire quand tout s'agite autour de vous

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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par dark pink » mer. 26 août 2020 11:36

Merci les mecs !

Tu sais Danzik, je ne me souviens pas de tout de la même manière mais ce passage dans cette usine, pourtant pas bien long, pour moi, c'est presque comme si c'était hier.

J'aimerais bien voir la collection dont tu parles Christang, tout comme j'aurais aimé voir la collec' d'étiquettes de Maryse. Je lirais avec énormément d'intérêt le témoignage d'une ouvrière ou d'un ouvrier qui aurait travaillé plusieurs années dans cette usine.

Dans les années 70 et avant, les ouvriers du livre dont tu parles, Algernon, étaient considérés comme des héros de la classe ouvrière autant par leur statut spécial acquis de haute lutte et le pouvoir qu'ils avaient sur leur outil de travail que par la dureté de leur boulot. Quand on disait: "C'est un ouvrier du livre !", on le faisait chapeau bas :chapozzz:

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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par Pablitta » jeu. 3 sept. 2020 20:02

dark pink a écrit :
lun. 24 août 2020 20:07
« Faut bien bosser ! »
je suis embauché à l’usine Pathé Marconi, 78400 Chatou.
(...)
Ce midi, juste avant de déjeuner, j'ai lu ton texte. Je voulais sortir du frigo la salade de thon, pommes de terre, sucrine et tomates avant, histoire qu'elle ne soit pas trop froide. C'est moins bon quand c'est froid.
Puis j'ai été tellement scotchée par ta narration que j'ai oublié.
In fine, le déjeuner était glacé.
Du coup, je l'ai fait lire à Mr Pablitta (bon, faut dire que quand on parle de vinyles il entre vite en transe). Il a trouvé ton texte passionnant et remarquablement écrit. "Ca se lit comme un roman" qu'il a dit, même.
Et je suis d'accord avec Mr Pablitta :)

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Re: Avez-vous déjà pressé des disques ? Moi, oui !

Message par dark pink » ven. 4 sept. 2020 17:02

Je suis désolé d'avoir contribué à la non-régulation de la température de votre repas, Madame et Monsieur Pablitta, mais je n'ai pas pu m'empêcher d'être ravi à la lecture de votre réaction à mon texte :)

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