Les magnétophones - Suite.
Et on a fait un groupe. Un groupe de musique. On jouait de tout, vraiment.
Des instruments « normaux », basse, batterie, guitare, saxophone, saxhorn, vibraphone, voix, sifflets, orgue, alto, tam-tam, mandoline, etc.
Mais aussi des instruments « pas normaux ».
Des jouets de gamins en forme d’instruments, des trucs pour souffler dedans, des trucs pour taper dessus, des trucs avec des élastiques en guise de cordes, etc.
Des objets décoratifs en forme d’instruments pas faits pour en jouer, des percussions exotiques rapportés de voyages touristiques accrochés aux murs des couloirs et des salons, des porte-clés dans lesquels on pouvait souffler, un réveil avec cloche sur le dessus, etc.
Des objets de tous les jours, des cuillers, des fourchettes, des couteaux, des écumoires, des allumettes, etc. Un tabouret rapporté de la maison qui grinçait d’une façon particulière, mais « mieux dans ma cuisine », un bouquin qu’on refermait violemment et qui faisait un clac particulièrement sonore « mais faut bien l’ouvrir au centre, si on prend pas autant de pages de chaque côté, c’est pas aussi joli », des noyaux de fruits qu’on écrasait à la pince « bon, ça fait des cochonneries mais le bruit est dingue », etc.
Des instruments fabriqués et baptisés :
Le tringlophone. Des tiges de métal emprisonnées dans deux planches couplées à une caisse en bois pour la résonnance. « Son de tabla-batterie-enclume ». Sa variante avec des tiges filetées, le « tringlophone fileté ». « Son de tringlo de base-scie égoïne-crécelle ».
Le branlophone. Plaque de métal géante suspendue sur un cadre. Aspect d’énorme gong rectangulaire. Si on le « branle » (d’où son nom), « son d’orage-tonnerre métallique ». Si on le frappe, « son de gong énervé ». Si on le frotte très fort avec les mains mouillées, « son de lion en rage extrême et métallique ».
La claripette. Bec de saxo fixé sur un tube de cuivre sanitaire percé en six endroits aléatoires équipé d’un pavillon solive de lampe de chevet. Look de flûte à bec ridicule. « Son de saxo soprano-clarinette en la-couinement d’animal chafouin ».
Et on mélangeait tout ça. On jouait de la guitare avec des cuillères assis sur le tabouret grinçant. On soufflait dans la claripette en mangeant un Petit Beurre Lu, « j’ai essayé avec la marque du Prisunic et ça fait pas bien l’espèce de flatterzunge ». On foutait de la colophane du violon partout pour voir l’effet produit. Etc.
Et on enregistrait tout. Absolument tout.
Et pour ça, on avait des magnétos. Au départ pour enregistrer les répèts, les réécouter et se servir des passages intéressants pour faire des morceaux. Tout naturellement, pendant un moment, les magnétos sont devenus nos instruments. Nous les apportions aux répétitions au même titre que nos grattes avec les boucles que nous avions fabriquées dans la semaine. Le travail avec les boucles s’est vite transformé en bataille de magnétos mais les monter les uns contre les autres étant plutôt stérile, nous avons donc décidé de les faire fonctionner en « équipe ». La bande, sous la forme d’une boucle d’environ deux mètres, passait par tous les magnétos présents. Certains étaient en lecture, d’autres en enregistrement. Ils étaient posés sur le sol à intervalles irréguliers dans une sorte de cercle. Il suffisait de produire un son pour qu’il se mette à vivre sa vie à travers les têtes de lecture et enregistrement sur lesquelles il se frottait. Tous devaient tourner en 9,5 mais il était évident que certains tournaient en 9,53 alors que d’autres plafonnaient à 9,46. C’était inaudible dans le cas d’une utilisation normale mais là, ça créait des tensions et des relâchements qui pouvaient provoquer des cassures ou des coincements quand la bande naviguait en dehors des magnétos. Il fallait donc retirer tout obstacle sur ce trajet pour éviter les mêmes problèmes que ceux dus aux fluctuations de vitesses plus des ruptures et salissements qui auraient provoqué une séance de nettoyage des têtes en cascade.
On pouvait obtenir la même chose qu’avec une chambre d’écho avec des irrégularités dues aux placements des appareils mais si on mettait le premier en enregistrement, le second en lecture, le troisième en enregistrement, le quatrième en lecture et qu’on les espaçait irrégulièrement, on obtenait de la musique étonnante… ou rien de bien ! C’est d’ailleurs cette grande difficulté à prévoir l’intérêt du résultat et surtout à pouvoir le reproduire ensuite qui nous a convaincus d’arrêter cette expérimentation. Il aurait été aussi préférable d’avoir un escadron de magnétos identiques comme base pour ensuite placer réellement à dessein d’autres appareils dans la chaîne mais nous n’avions pas le budget pour ce qui représente quand même un délire. Il aurait fallu aussi que quelqu’un filme, ou au moins photographie minutieusement le tout pour pouvoir se servir des images comme « mémoire » à des fins de reproduction ou de concert.
Le nec plus ultra était d’être assis au milieu du « cercle » des magnétos quand la longueur de la boucle le permettait. Dans ce cas, elle devait atteindre trois ou quatre mètres de circonférence. Là, le son dit « surround » prenait tout son sens. On entendait la musique tourner autour de nous, devenir énorme et saturer l’espace par vagues enveloppantes et ce, malgré la faiblesse des hauts parleurs embarqués dans ces machines. L’enregistrement par un autre magnéto posé seul un peu plus loin ne rendait pas compte de cette possibilité immersive et quelque peu étourdissante. On rêvait d’installations musclées reproduisant ces expériences dans des grandes salles…
J’apportais mon Nivico. On avait aussi un gros Philips comme celui cité avant et un Uher de reportage d’une robustesse étonnante plus d’autres dont je ne me souviens plus.
Nos premiers enregistrements en vue d’en faire des morceaux pour un disque éventuel ont été effectués sur un Sony et un Akai.
La fonction S.O.S. (Sound On Sound) du Akai nous permettait de nous prendre pour de vrais musiciens enregistrant en multipiste. C’était un moyen d’utiliser les deux pistes stéréo d’une autre façon. On enregistrait sur la piste 1 puis en mettant sur « on » le bouton du S.O.S. on pouvait écouter cette piste tout en enregistrant sur la piste 2. On pouvait aussi transférer ce qu’il y avait sur la piste 1 vers la 2 tout en y ajoutant un nouvel instrument. On pouvait ensuite transférer les deux premiers enregistrements qui se retrouvaient ensemble sur la 2 vers la 1 tout en rajoutant un autre instrument. Et ainsi de suite. C’est théoriquement infini. Mais au bout de 4 ou 5 enregistrements successifs il devenait difficile de garder le son d’origine des pistes enregistrées en premier qui se chargeaient de souffle et de bruit de fond. Sans compter le décalage entre les têtes d’enregistrement et de lecture qui, placées l’une derrière l’autre avec un espace entre elles, ne permettaient pas un enregistrement totalement synchronisé. Il y avait bien une fonction appelée « simul-synchro » sur ces appareils mais le fait que la synchro soit seulement simulée créait des problèmes de simultanéité pour des sons qu’on aurait voulus entendre bien ensemble et qui à l’écoute ne l’étaient pas vraiment.
Un jour, on a eu un Revox. On le regardait comme on regarde une Ferrari. Il ne faisait rien de plus que les autres magnétos qu’on avait utilisés jusque là à part accepter des bobines plus grandes. Mais le son ! Pour peu qu’on lui monte une bande de qualité, il fournissait un son comme on n’en avait jamais entendu. Ce qu’on avait produit se retrouvait à l’identique sur la bande. Si on branchait ce Revox sur une chaîne stéréo de bonne qualité, on ne pouvait pas toujours différencier un instrument joué dans la pièce du même instrument enregistré sur cet appareil. On s’est mis à réenregistrer nos morceaux dessus pour les entendre enfin comme on les voulait.
Puis sont arrivés les magnétos réellement multipistes…
(A suivre)