1964-65, CE2, classe de Madame Bérard.
- Der, sans dégonfle, arrêt tic forcé d’ssus !
- Arrête ! J’ai même pas eu le temps de choisir ma bille !
- Der, sans dégonfle, arrêt tic forcé d’ssus.
Aux billes, faut être intraitable. C’est marrant comme les grands se font avoir comme des bleus. J’apporte des billes depuis l’année dernière mais je n’en gagne vraiment que depuis cette année. Il faut savoir viser, c’est certain, mais il faut aussi, et je dirais même surtout, connaître les annonces et les prononcer au bon moment. C’est de la tchatche. C’est mon domaine. Un grand, même si tu l’exaspères comme je viens de le faire, ne peut pas te casser la gueule juste parce qu’il est énervé. Ils sont une vingtaine à nous regarder. Ca aussi, c’est important, s’il fait une irrégularité ou s’il abuse de sa force, plus personne ne jouera avec lui.
On joue à « Tic et Pat ». Un jeu de billes à deux. Tu dois taper, on dit tiquer, la bille de l’autre avec la tienne et la sienne est à toi. Si on joue des billes de même valeur, un tic suffit. Une agate vaut deux tics d’une bille en terre et un calot dix tics. Tic et Pat se joue n’importe-où. Un des deux lance sa bille, l’autre la sienne à partir du même point et on chemine en se suivant jusqu’au tic de la victoire.
J’ai dit : « der », ça veut dire que je joue en dernier, donc lui en premier et j’ai la première chance de tiquer sa bille puisqu’il devient la cible en la lançant sans but à atteindre. « Sans dégonfle », ça veut dire qu’il n’a pas droit de lancer sa bille à chaille (trop loin) et « arrêt tic forcé d’ssus », ça veut dire que je joins les talons pour former un angle droit, je fais un arrêt, et il est obligé de tiquer dans cette direction. S’il ne fait pas tout ça ou si les irrégularités du sol dirigent sa bille dans une autre direction, je lui pique sa mise sans même avoir à la tiquer ! Rien qu’en jouant tout seul, il risque de perdre sans que je n’aie rien eu à faire à part dire le plus vite possible : « Der, sans dégonfle, arrêt tic forcé d’ssus » ! Alors je ne me gêne pas. Là, ça va pour lui, nous jouons dans le caniveau et sa bille atterrit à quelques centimètres de mes pieds. Il n’a pas le temps de dire quoi que ce soit, j’ai déjà lancé ma bille pour lui clouer le bec. Je peux faire ce que je veux et je ne m’approche pas assez pour tiquer mais pas trop près non plus pour que ce soit quand même un lancer assez difficile pour lui. Les spectateurs crient : « Piteux ! Piteux ! » pour mon coup sans courage car il est évident que je n’ai pas essayé de tiquer mais plutôt de ruser. Je m’en tape, c’est à lui et il s’approche assez pour qu’il y ait « œil ». Il y a « œil » quand les billes sont au sol à une distance égale ou inférieure à l’écartement du pouce et l’index de celui qui va jouer. Comme j’anticipe l’œil, je dis : « petit œil » alors que sa bille roule encore. Pour « grand œil », on est debout au-dessus de la cible, on colle notre bille à notre œil et on vise en espérant qu’elle tombera en tiquant celle de l’adversaire. « Petit œil » permet de placer sa main à la ceinture et de laisser sa bille tomber en visant. Avec mon « petit œil », j’explose la bille de mon adversaire et je l’empoche. A vrai dire, avec « grand œil » c’est un coup de pot si ça marche car on est aveuglé par la bille alors qu’avec « petit œil » si on aligne son œil, le vrai, avec la bille qu’on a la ceinture avec celle qui est par terre, c’est facile, il suffit de ne pas bouger au moment où on lâche le projectile. Quand j’explique ça à mon père, gestes à l’appui, il me dit qu’on doit toujours avoir trois points à aligner pour viser, ce qui est le cas avec un « petit œil » alors qu’on en n’a que deux avec « grand œil ».
Il faut être autant stratège qu’habile au lancer mais ça ne marche pas toujours. On peut faire nos annonces en même temps et partir dans des : « C’est moi qui l’ai dit d’abord ! » sans fin et conclure par une bagarre quand on n’arrive pas à se mettre d’accord. Si on se bat, les spectateurs entourent les lutteurs et gueulent : « Du sang ! Du sang ! » jusqu’à ce qu’on les sépare ou qu’un adulte intervienne.
Quand la cloche sonne, on va pisser si on a de la chance et on se range. En CE2, c’est un peu particulier. Mais pas sérieux ! On me l’a encore servi, ce mot ! Les adultes sont impayables.
- Le CE2, c’est sérieux !
- Ah bon ? Je croyais que c’était le CE1 qui était sérieux ? Pourquoi c’est sérieux aussi, le CE2 ?
- Ben… Euh… Parce que ça prépare au CM1, et là, c’est vraiment sérieux !
C’est vachement convaincant ! Il y a donc les classes qui sont sérieuses et celles qui y préparent et qui le sont tout autant puisqu’elles préparent à celles qui sont sérieuses. Il n’y a donc jamais de classes pas sérieuses ! Jamais ! Puisque c’est jamais, pour moi ça sera toujours ! A partir du CE2, et pour toute ma scolarité, je décide que plus aucune classe ne sera sérieuse. Ce n’est pas que je vais arrêter de bosser, ça me plaît de bosser. Mais je ne vais plus jamais prendre au sérieux aucune classe. A partir de maintenant j’entre dans une scolarité de rigolade. Qu’est-ce que je vais me marrer !
Je suis chez madame Bérard. Elle est gentille, très gentille. Quand un de ses anciens élèves devenu bidasse vient la voir en costume de marin dans notre classe elle pleure à chaudes larmes et insiste pour qu’il accepte plusieurs billets de dix francs pour le remercier d’être passé. Le mec nous dit qu’on a beaucoup de chance d’avoir cette maîtresse, c’est elle qui lui a donné le goût d’étudier alors qu’il filait un mauvais coton. Nous sommes d’accord avec lui.
Ce qui est particulier aux CE2s de mon école, c’est qu’ils sont en dehors du bâtiment principal. Nous nous rangeons dans la grande cour comme les autres mais nous sortons de l’école pour un trajet d’une minute qui passe par un chemin en terre entouré d’herbes entre deux murs de briques rouges pour arriver à ce qu’on appelle les baraquements. Ils sont tout en bois. Quand nous entrons et marchons sur le parquet gris du couloir, nos pas font un boucan terrible qui nous amuse et nous ne nous privons pas de taper du pied ce qui exaspère les maîtresses. Dans les salles, il n’y a pas de radiateurs mais un grand poêle à charbon au fond qui ronfle quand il fonctionne.
Pour les récréations, nous avons notre propre cour. Elle est en terre avec quelques graviers. Des grands arbres poussent tout autour. Nous pouvons jouer dans la poussière quand il fait sec, dans des flaques d’eau quand il pleut, dans des herbes hautes autour des arbres. C’est un petit paradis pour nos jeux avec des troncs d’arbres pour se cacher, des possibilités de faire des trous dans la terre, des emplacements naturels pour jouer aux petites voitures, etc. C’est un peu comme une clairière qui n’est pas fermée. Régulièrement, un d’entre nous décrète qu’il va se sauver de l’école pour vivre sa vie. Nous nous pointons avec des airs de conspirateurs au bout de la cour pour dire adieu au fugueur mais jusque là, aucun d’entre nous n’a franchi le pas. Nous nous sommes tous dégonflés. Mais c’est sûr, la prochaine fois sera la bonne !
Avec madame Bérard, il y a des moments de la journée qui sont magiques. Celui de la morale du matin est aussi bien qu’avec madame Debas. Le meilleur, c’est le soir avant de sortir. Nous rangeons nos affaires un peu plus tôt pour permettre à la maîtresse de nous lire un chapitre d’une histoire. Pendant toute l’année, nous aurons droit à des feuilletons lus avant de rentrer à la maison. Avant qu’elle commence, nous rappelons tous ensemble les chapitres précédents. Parfois, quand le suspense est trop fort, madame Bérard ne rechigne pas à nous lire l’épisode suivant. Nous sortons une minute ou deux en retard par rapport à la cloche mais ça vaut le coup. Bien entendu, les livres semblables à ceux qu’elle nous a lus et qu’elle nous conseille ont un grand succès et sont parmi les plus empruntés à la bibliothèque de la classe.
Madame Bérard est très gentille mais il lui arrive quand même de frapper. A la fin de la récré, Bébert (un des rares à avoir droit à un surnom) est devant moi dans les rangs et fait l’andouille. Madame Bérard s’énerve et veut lui coller une baffe. Bébert a l’habitude de ça chez lui, il détecte le mouvement et se baisse au moment où la main aurait dû heurter sa joue. Le geste de la maîtresse a quand même un effet sur ma tronche qui se trouve sur le chemin du bout de ses doigts puisque sa cible initiale s’est dérobée. Les ongles vernis de l’institutrice ont tracé deux balafres assez profondes sur ma joue et ma pommette, juste sous l’œil. Je saigne. Madame Bérard est catastrophée. Je me marre, je trouve que Bébert a bien joué le coup. La maîtresse a les larmes aux yeux, elle bafouille, elle fait des grands ooohhh ! désolés car je grimace quand l’alcool qu’elle étale généreusement sur mes plaies me pique. Elle veut absolument parler à ma mère pour s’excuser. Je lui dis que c’est inutile, j’expliquerai tout et il n’y aura pas de problème, ce qui est vrai mais très anxieuse, à la sortie, elle attend ma mère dont la venue n’est pas certaine, je rentre souvent seul de l’école.
Coup de pot, elle vient me chercher. La maîtresse se confond en excuses sous l’œil goguenard de ma mère qui m’a d’abord inspecté minutieusement sans écouter un seul mot. Soulagée de voir que bien que concurrençant Scarface, j’ai la tronche bien marquée, mes blessures ne sont que superficielles, elle rassure l’instit en lui disant qu’elle comprend.
En chemin, ma mère m’interroge :
- Et toi, qu’est-ce que tu en penses de tout ça ?
- Moi ? Euh… Je m’en fous… J’ai pas mal.
- Ca ne m’étonne pas de toi. Tu vois, il ne faut jamais cogner sur les enfants, ça peut finir mal. Elle avait peur, ta maîtresse. Elle avait raison d’avoir peur, si ça avait été plus grave, qu’elle touche ton œil, tu imagines ?
Pendant un bon mois, une fois par jour, Madame Bérard prendra ma tête entre ses mains, inspectera mes cicatrices et dira avec une lueur de trouille dans le regard : « Ca va, tu n’auras pas de trace, ça ira… »
Ce matin, au petit déjeuner, mon père a une cicatrice sur l’avant-bras et il déjeune avec nous, ce qui est très rare. Il prend un ton un peu sérieux pour nous parler :
- Mon père : Voilà… N’ayez pas peur quand vous passerez devant la porte des Morante au deuxième. Elle est toute noire, elle a un peu brûlé cette nuit. Pendant que vous dormiez, leur cuisine a pris feu, leur cuisinière à charbon s’est emballée. Ils sont venus me chercher et je suis descendu les aider.
- Moi : Le feu est éteint ?
- Mon père : Oui, bien sûr !
- Moi : C’est toi qui as éteint le feu ?
- Mon père : J’ai éteint ce que j’ai pu mais les pompiers sont venus ensuite.
- Ma mère : Tu ne leur dis pas tout ce que tu as fait ?
- Mon père : Si, si tu veux… Je suis allé chercher les enfants dans la chambre du fond.
- Moi : Pourquoi toi ? Leur père n’est pas allé les chercher ?
- Mon père : Non, il y avait beaucoup de fumée, il n’arrivait pas à respirer et les flammes sortaient de la cuisine, il a eu peur. Il pensait qu’on ne pouvait plus passer. Il pouvait à peine parler. Quand je leur ai demandé s’il n’y avait personne d’autre dans l’appartement, il a eu du mal à me répondre.
- Moi : Et toi, tu es passé dans le feu ?
- Mon père : Oui, si on veut. La brûlure que j’ai au bras, je l’ai eue à l’aller. Au retour, je me suis méfié.
- Moi : Ils n’ont pas brûlé, les enfants ?
- Mon père : Non, je les ai mis dans la couverture du plus grand.
- Moi : Et tu les as portés jusque dehors ?
- Mon père : Oui, comme un paquet de linge sale ! J’ai pas eu le temps de finasser mais ils se sont à peine réveillés. Il n’y avait presque pas de fumée dans leur chambre, la porte était fermée, ils n’ont pas souffert.
- Moi : La fumée, c’est pas grave !
- Mon père : Ne crois pas ça ! Dans les incendies, beaucoup de gens meurent parce qu’ils ont avalé de la fumée, ça les tue. Il y a une saloperie dans la fumée qui pardonne pas.
- Ma mère : Il t’a dit merci, au moins, le père ? Tu as sauvé la vie de ses enfants alors que lui il n’a même pas été foutu d’aller les chercher.
- Mon père : Oui, mais il bredouillait, il était choqué.
- Moi : Il est pas passé dans le feu pourtant.
- Mon père : Les gens ne savent pas ce qu’ils peuvent faire dans ces cas-là. Moi, j’ai l’habitude, c’est loin d’être mon premier feu !
- Moi : Tu as déjà sauvé des autres enfants ?
- Mon père : Oui, mais tu sais, ce ne sont pas les enfants les plus difficiles à sauver, ils sont légers, on peut les porter. J’ai sorti du feu des vieux qui ne pouvaient plus marcher et j’en ai bavé !
- Ma sœur : C’est bien que tu aies sauvé les enfants, papa !
- Mon père : Oui, tu sais, j’ai fait mon boulot.
Nous partons à l’école en pensant aux évènements de la nuit. Nous n’avons même pas été réveillés. La porte des Morante est effectivement noire de fumée mais aussi la fenêtre de leur cuisine que nous voyons du dehors. Ca pue sur leur palier et dans toute la cage d’escalier. Que notre père ait foncé dans la fumée et les flammes n’est pas nouveau pour nous, il raconte des tas d’histoires de son travail, nous sommes habitués, mais que ce drame se soit déroulé au deuxième étage de notre maison nous étonne et confère une réalité choquante à ce qu’il appelle son boulot.
En classe, je retrouve mon pote Christian à qui je raconte des histoires abracadabrantes dès que nous avons fini de bosser. Il est assis à côté de moi et la maîtresse nous laisse parler tant que nous chuchotons. D’autres font pareil mais ça fait très peu de bruit. Comme il aime les histoires médiévales je lui invente un monde auquel j’accède par une porte cachée gardée par un chevalier dans une ruelle près de chez moi. Une fois le mot de passe secret prononcé, j’enfourche mon vélo demi-course à quatre vitesses et double plateau, c’est le vélo dont nous rêvons tous, et je rejoins mes amis les gentils pour combattre les méchants. Nous avons des lances et des épées. Des filles qui veulent bien qu’on leur fasse des bisous nous encouragent. Quand nous avons vaincu les affreux, nous faisons un festin avec les filles et nous fumons des cigarettes. Notre aventure d’aujourd’hui comporte un sauvetage de petits enfants dans un château en feu. Je soustrais aux flammes deux minots que j’emballe dans une couverture « comme un paquet de linge sale, tu comprends, j’ai pas eu le temps de finasser ! ».
Je ne crois pas que Christian soit dupe de mes inventions mais elles lui plaisent suffisamment pour qu’il me laisse les développer à longueur de récits. Il invente lui-même que chez lui, il y a du gâteau au menu tous les jours. Sa mère fait une recette secrète de « tarte à la galette » que seuls les membres de sa famille ont le droit de déguster. Comme il connaît mon peu d’intérêt pour le foot, il me raconte les matchs qu’il écoute à la radio avec son père. Il me permet de ne pas avoir l’air idiot quand nous en discutons à la récré avec les autres.
En rentrant le soir, que ce soit avec ma sœur qui est au CP dans l’école des filles, avec mes copains ou encore avec nos mères, nous passons par le parc de la mairie et nous ramassons des feuilles de l’arbre « qui donne de l’or ». Nous l’appelons ainsi car après avoir été bien vertes, ses feuilles deviennent d’un jaune éclatant.
Elles ont une forme d’éventail. Je voudrais que mon grand-père en plante un dans son jardin mais j’ignore le nom de cet arbre. Je demande à ma maîtresse mais elle ne le sait pas non plus. Selon ma sœur, une seule personne est capable de nous renseigner, sa dernière maîtresse de maternelle. Elle est réputée pour connaître toutes les plantes et les animaux. Notre mère est d’accord pour que nous nous dépêchions un soir et que nous allions rendre visite à madame Dénéchal dans notre ancienne école avant qu’elle rentre chez elle pour lui demander le nom de cet arbre magnifique. Nous sommes d’accord pour ne pas programmer un jour particulier, nous irons un soir où nous sortirons tous les deux bien à l’heure pour nous donner le plus de chances possibles de trouver madame Dénéchal encore sur son lieu de travail. Les deux écoles ne sont pas loin l’une de l’autre mais il faut quand même quelques minutes pour les relier. Petit à petit, cette visite prend des proportions inattendues dans ma tête. Peut-être que certaines de mes copines et certains de mes copains que je n’ai pas vus depuis plus de deux ans seront là ? Peut-être qu’elles et ils ont des petites ou des petits à aller chercher ? Il y aura peut-être Christian Grammont, Nadine… Julie Sanda ! Nous aurons sans doute du mal à nous reconnaître, mais on y arrivera ! Plus les jours passent et plus je suis impatient.
Ce jour arrive enfin. J’ai du mal à ne pas semer ma mère et ma sœur. J’ai répété dans ma tête le chemin, je le connais par cœur : partir sur la gauche, prendre la rue principale à droite, passer devant la maison de la presse, passer devant la boulangerie où on ne va pas souvent, le photographe, tourner à gauche dans la rue de la salle des fêtes, l’école est presque en face sur la droite.
La cour est déserte et nous entrons facilement, une dame de service nous reconnaît et nous indique que madame Dénéchal est la seule maîtresse encore présente. Nous nous dirigeons dans le préau comme si nous étions venus la veille en passant devant la porte du « cabinet noir » qui me semble être une simple porte de cave. Madame Dénéchal est ravie de nous voir, surtout ma sœur qui était son élève l’année précédente :
- Sonia ! Quelle bonne surprise ! J’ai pensé à toi aujourd’hui car je dois décrocher tes dessins du mur pour mettre ceux de mes élèves de cette année. Les tiens sont vraiment très beaux, j’ai rarement une élève aussi douée en dessin et peinture. Reviens dans plusieurs jours, tu pourras les emporter chez toi.
Nous lui montrons l’objet de notre visite.
- Je connais cet arbre mais son nom m’échappe ce soir, je vais regarder dans mes livres à la maison et je te dirai ça. Revenez demain soir, j’aurai le nom que tu cherches et je te donnerai tes peintures. Je les décrocherai un peu plus tôt que prévu.
En repartant, je fonce vers mon ancienne classe mais la porte est fermée et l’école est désespérément déserte. Mademoiselle Simone est surement chez elle depuis un moment. Evidemment, mes copines et mes copains ne sont pas là. Que feraient-ils à cette heure dans une école maternelle qu’ils ont peut-être déjà oubliée ?
Le lendemain, quand nous revenons, madame Dénéchal nous attend avec deux gros livres dans lesquels sont placés des marque pages et un rouleau de grands dessins. L’arbre « qui donne de l’or » est en réalité un ginko biloba, nous pouvons le voir sur les pages marquées par la maîtresse.
Dans le rouleau, il y a tous les dessins de ma sœur sauf un. Madame Dénéchal l’a étalé sur une table et demande à ma sœur :
- Tu me permets de garder celui-là, Sonia ? Je l’aime vraiment beaucoup et comme ça j’aurai un souvenir de toi. Puis s’adressant à ma mère : il faut qu’elle continue le dessin, elle est très douée, elle sait allier les couleurs, c’est rare ! Vous reviendrez me voir de temps en temps ?
Ma sœur laisse son dessin de bon cœur, elle n’avait jamais pensé le récupérer et elle ne dessine qu’une fois par mois au mieux depuis qu’elle est au CP.
Cette fois, je n’ai pas cherché à voir qui que ce soit. L’école est presque lugubre sans enfants. C’était idiot de penser que je pourrais rencontrer une tête connue. Sur le chemin du retour, je pense que je n’ai aucun souvenir de mes amies et amis à part ceux qui sont dans ma tête mais je sens que leurs visages deviennent de plus en plus flous avec le temps. Je passe en revue leurs noms pour me les graver dans le cerveau. Je presse le pas pour devancer ma mère et ma sœur. Elles ne voient pas mes yeux embués.
Je trouve que nous avons des mœurs de camaraderie bizarres. Nous oublions ou devons oublier des gens que nous avons connus et qui ont été importants pour nous simplement parce que la période de l’année est différente. Des vacances ? Hop ! On ne voit plus la plupart des gens qu’on aime et certains disparaissent à vie ! Je joue avec Ludovic dans la cour de l’immeuble dès que je peux et c’est à peine si je le vois à l’école. Nous avons des « copains de maison » et des « copains d’école » et s’il s’agit de la même personne, nous agissons différemment selon le lieu où nous les rencontrons. Je suis copain comme cochon avec Ludo à la maison et nous nous ignorons ou presque à l’école.
Pourtant, depuis hier, nous partageons un lourd secret et j’aurais bien aimé en parler avec lui un peu dans la journée. Hier, c’était jour de marché. En rentrant le midi, nous redevenons « copains de maison ». Sur notre trajet, il y a une des deux places où les marchands s’installent. Ludo m’a entraîné voir « Tout à cent balles »,
on l’appelle toujours comme ça mais avec les nouveaux francs, c’est devenu « Tout à 1 franc ». Il vend tout et n’importe-quoi, des jouets, des ustensiles de cuisine, même des martinets ! Ma mère ne veut rien y acheter car elle dit que c’est de la camelote. Nous avons tourné autour de l’étal et Ludo m’a demandé :
- Je vais acheter des P4, on pourra les fumer dans le cabanon de mon pépé mais on n’a pas de briquet, on devrait en piquer un. Tu le fais pendant que je fais le pet ?
- Non, t’as qu’à le faire toi. Je fais le pet.
- Moi, je cache déjà le briquet dans le cabanon alors toi tu piques le briquet. T’es plus courageux que moi, allez, vas-y !
Je ne sais pas pourquoi je fais ça mais je le fais. Je n’ai jamais eu l’idée de voler quoi que ce soit mais en une seconde le briquet est dans ma main. Comme s’il me brûlait, je le refile à Ludo pour qu’il le mette dans sa poche. Je regrettais mon geste avant même de le faire, mais c’est indéniable, j’ai volé un objet. Je sais déjà que c’est la première et la dernière fois que je vole quelque chose et tout ce qui va se passer après me semble déjà écrit.
C’est assez simple : le monde n’est plus le même. Je m’éteins. Je ne participe plus en classe, je ne dis plus rien à personne. Je suis rongé par la culpabilité. Je voudrais rendre le briquet en douce et annuler mon geste. Mais ça n’est plus possible car entre temps, Ludo a mis de la Solexine de son pépé dans le réservoir du briquet et l’a essayé mais il a mal remis le bidon sur le support prévu pour du Solex.
Son grand-père s’en est aperçu et en remettant le bidon en place, il a vu la dalle de sol que Ludo avait déplacée pour fabriquer une cache en-dessous. Il a trouvé la boite en fer dans laquelle il y avait quelques bombes algériennes, que d’autres appellent des oignons, et le briquet volé. Il a tout montré à Ludo qui lui a déballé toute l’histoire. La grand-mère de Ludo est montée jusque chez nous et a tout raconté à mes parents. Mon père m’a interrogé :
- C’est vrai, ce qu’il dit Ludo ? C’est toi qui a volé le briquet ?
- Non.
- C’est qui alors ? C’est lui ?
- C’est pas moi…
Je n’arrive pas à avouer. Les mots ne sortent pas de ma bouche. Je sais que je laisse penser que c’est quelqu’un d’autre et comme nous n’étions que deux, c’est comme si je dénonçais mon copain. Pour moi qui n’ai jamais dénoncé personne, c’est monstrueux. Mais je n’arrive pas à dire la vérité, j’ai tellement honte que j’ai la sensation physique de rapetisser. Mon père descend voir Ludo qui est beaucoup plus loquace que moi. Il dit tout, exactement comme ça s’est passé. Mon père conclut :
- Vous êtes copains comme cochon et complices tout pareil ! Je fais quoi moi ? Je les arrête, les voleurs. C’est mon boulot ! Comme tu es un enfant, tu es puni. Pas de sortie dans la cour pendant un mois. Tu restes ici, ça te fera réfléchir. Et comme les parents de ton copain prennent ça à la légère, ça fera réfléchir ton pote de ne pas te voir pendant un mois.
J’accepte la punition sans moufter. Je l’attendais comme une délivrance mais ça ne marche pas vraiment. Selon mon père, il faut restituer l’objet volé pour être en accord avec la loi mais c’est impossible, le grand-père de Ludo a jeté le briquet à la poubelle. Il faut donc le rembourser. Ma mère est chargée de rendre un franc au marchand en ma présence. Je sens que cette mission la rebute, son regard vers moi en dit long. C’est le marchand qui lui donne la porte de sortie. Il est tellement mal aimable et ignore à plusieurs reprises la pièce qu’elle lui tend pour s’occuper d’autres clients qu’elle n’a pas le loisir de lui dire quoi que ce soit. Elle finit par poser la pièce dans le grand cendrier prévu à cet effet nous quittons le marché en silence.
Pendant un mois, je ne descends pas jouer dans la cour. Je suggère même que je pourrais ne pas jouer non plus dans l’appartement ni lire puisque cela me distrait, je suis prêt à tout pour effacer ma honte et ma culpabilité mais mon père est formel :
- Non ! Tu peux jouer et lire tant que tu veux à la maison ! Tu es un enfant. Ce serait inhumain d’empêcher un enfant de jouer ou de lire ! Tu es privé de sortie assez longtemps, ça me semble adapté et suffisant.
Au bout de trois semaines, ma mère propose de lever l’interdiction et mon père semble prêt à suivre sa proposition mais je refuse. Si c’est un mois, c’est un mois et je ne suis pas impatient de retrouver Ludo en « copain de maison ». Je pense qu’il ne voudra plus me parler et voir du ressentiment dans chacun de ses regards me déprime à l’avance. On me punit pour avoir volé un objet, c’est normal, je suis d’accord, mais personne ne veut me punir pour avoir dénoncé un copain, je suis bien obligé de le faire moi-même !
Quand je redescends pour la première fois dans la cour, j’ai l’impression qu’elle a changé. Je n’ai pas le temps de me réhabituer, Ludovic est là et m’accueille :
- Eh ben merde ! Te voilà ! Je pensais que ça ne finirait jamais ! Ils sont durs tes parents ! Si tu peux aller chercher tes cowboys et tes indiens, j’en ai des nouveaux, on va jouer avec.
- Tu veux pas me casser la gueule ? J’ai pas dit que c’était moi qui avais volé le briquet…
- Mais t’es con ! Si mon père était agent de police et que mes parents étaient aussi durs que les tiens, je t’aurais dénoncé à ma place aussi. Et puis c’est moi qui ai eu l’idée ! Allez, c’est bon, c’est fini, on joue !
Alors nous jouons. Au début, j’ai l’impression que je dois jouer « doucement » puis les réflexes me reviennent. Ludo a des idées d’histoires, comme d’habitude, et exprime sa joie de jouer à nouveau avec moi :
- J’ai joué avec les autres, mais ils ne savent pas jouer. Heureusement que tu es revenu !
Je ne pensais pas que ma compagnie pouvait manquer à qui que ce soit. Ludo est un bon mec. J’ai entendu des adultes dire que les enfants uniques sont des égoïstes prétentieux, lui qui n’a pas et n’aura pas de frère ni de sœur n’est ni l’un ni l’autre. C’est même le contraire.
Pendant ma rétention, j’ai lu plus d’un livre par jour. Beaucoup étaient écrits par Enid Blyton. Je suggère que nous jouions au « Club des cinq » ou au « Clan des Sept ». Ca a moins de succès que le Far West mais ça a le mérite d’inclure les filles dans nos jeux. Chantal personnifie une détective rigolote : « Chercher ça, c’est pour les filles ! Les garçons sont trop lourds ». Je suis certainement le garçon à qui ça fait le plus plaisir mais les autres ne sont pas mécontents non plus.
Quelques jeudis plus tard, Thierry est là. Il nous montre le tout nouveau poignard en bois que son grand-père lui a fabriqué. Pour plus de réalisme, il a inclus une pièce de vélo en métal eu haut du manche. L’objet est magnifique. Ludo a immédiatement un scénario prêt qui inclut cet accessoire. Je dois prendre un poignard dans la poitrine et me le retirer moi-même puis tuer mon agresseur et tomber inconscient.
Thierry est à quelques mètres de moi et me lance son poignard. Je le prends en plein dans l’œil. C’est du moins ce que je ressens. Je tombe par terre sous le choc. Je ne joue plus ! Je ne vois plus rien d’un œil et j’ai du sang partout. Ca n’arrête pas de couler. Thierry disparaît en courant. Ludo me relève et pense que j’ai l’œil crevé. Je le pense aussi. J’arrête de pleurer car les larmes me font mal et je me dis que je ne vais plus avoir qu’un seul œil de toute ma vie pour voir. Nous remontons chez nous. Bien qu’il y ait beaucoup de sang sur ma chemise, mon pantalon, mes chaussettes, mes tennis en toile et sur le sol, je n’ai qu’une belle ouverture à un centimètre sous l’œil droit. Je ferme le gauche et je vois quand même. Ludo a ramassé le poignard et me le donne, je le trouve menaçant mais beau quand même.
Quand nous rencontrons le grand-père de Thierry quelques jours plus tard, il se fout complètement de ma blessure. Il nous engueule :
- Vous êtes des bons à rien, des cafteurs, des voleurs et des menteurs ! Thierry n’a rien fait. Rendez-moi ce poignard !
Ma mère, qui garde l’objet, et à qui je raconte notre engueulade ironise :
- Qu’il vienne me le demander ! Et on va voir ce qu’on va voir ! On n’a pas idée !
J’aimerais bien récupérer le poignard pour jouer au nouveau jeu inventé par Ludo. Il a vu Ben Hur au cinéma.
Nous n’avons pas de panoplie de romain mais nous adaptons nos vêtements pour ressembler à ce qu’il nous décrit. Nous faisons des courses de char et des combats de gladiateurs. Thierry dit qu’au temps des romains et des gaulois, il y avait des esclaves. Il nous explique ce que ça veut dire selon lui :
- Je suis le romain et vous mes esclaves. Vous faites tout ce que je vous dis et si ça me plaît pas, je vous tue.
Bien entendu, personne ne veut jouer l’esclave et comme il n’est pas plus explicite, je demande à mon père ce que ça veut dire. Il m’explique :
- Les esclaves sont considérés un peu comme des animaux. On peut les vendre et les acheter. On sépare les familles pour les vendre séparément. On les traite mal. C’est une horreur. Je te comprends si tu ne veux pas jouer à l’esclave. La réalité est terrible.
J’ai l’impression que nous aurions été des esclaves, à l’époque des romains. Mon père ajoute :
- La fin de l’esclavage, c’est pas si vieux. Il y en avait encore après la révolution en 1789. Tu vois ! Cette fois, c’étaient les Noirs. Ils étaient ramenés d’Afrique et vendus ou échangés. On appelait ça le commerce triangulaire. Tu apprendras ça à l’école, c’était vraiment l’horreur !
J’ai du mal à croire ce que j’entends. Certains adultes sont vraiment des salauds ! Faire des esclaves avec des gens me sidère. Je pense à Julie… Je sens une colère et des larmes monter en moi. Comme il voit ma réaction mon père ajoute :
- Tu sais, des fois, on ne sait pas ce qui passe par la tête des gens. Pour inventer un truc pareil, faut vraiment pas être bien. Mais rassure-toi, c’est fini, maintenant !
Je trouve ça si abominable que je pense qu’à cette période de l’histoire, j’aurais été noir. Je le dis à mes parents. Cela les touche mais ils répliquent que nous sommes français depuis des générations et que se projeter dans le passé est inutile. Je ne réponds rien, je sais que je ne les convaincrai pas mais il est totalement impossible que je sois complice de cette saloperie d’une quelconque manière, c’est pourquoi moi, à l’époque de l’esclavage des Africains, j’aurais été Noir !
Je le dis à mes copains de maison. Et je refuse de jouer à un jeu où il y aurait des esclaves quels qu’ils soient. Ils ne sont pas tous de mon avis. Quand nous commençons une manière de jouer, elle dure un certain temps. A la maison, c’est comme à l’école avec les billes et les osselets, il y a une saison pour.
Mais je suis sauvé par l’arrivée des camions forains.
La fête foraine reste deux fois deux semaines par an dans ma banlieue. Ils garent leurs camions à plateformes dans ma rue et les rues voisines, ça nous fait des praticables géniaux pour jouer tout le temps de leur séjour. C’est strictement interdit, mais nous y passons tout notre temps tant qu’ils restent là. Les manèges remplissent les deux places du marché et la rue qui les joint, autant dire que la ville est occupée par les forains.
Pour couronner le tout, une des places est strictement sur le chemin de mon école. Le matin et le midi, je vois les carrousels, les avions concentriques, la chenille du dragon, etc… recouverts de leurs bâches.
Les autos tamponneuses bien garées les unes à côté des autres et les baraques foraines fermées avec des gros cadenas.
Et à la sortie de quatre heures et demie, la fête est ouverte. Si ma mère vient me chercher, j’ai droit à un ou deux tours et une friandise, mais je préfère les jours où je rentre seul, même sans argent. J’ai le droit d’y passer un moment avant de rentrer à la maison mais Il m’est interdit d’aller près des auto tamponneuses à cause des blousons noirs qui squattent autour. Et bien entendu, je m’en rapproche le plus souvent possible quand d’autres mères ne sont pas là avec leur progéniture et donc aptes à me voir pour ensuite me cafter auprès de ma mère.
Un soir, il y avait des grandes filles avec les blousons noirs assis sur leurs Mobylettes. C’est cette présence rassurante qui m’a décidé à me rapprocher un peu plus. Un pas imperceptible après l’autre, je me suis retrouvé au milieu de la bande. A vrai dire, je m’en foutais des auto-tamponneuses ce qui m’attirait le plus dans l’endroit interdit, c’étaient les Mobylettes… et la Musique !
Ils passaient des morceaux inconnus avec des sons que je n’arrivais qu’à percevoir faiblement sur la radio qu’écoutait ma mère à la maison. Là, tout près de la piste, on entendait tout très fort, c’était un peu terrifiant mais tellement excitant. J’avais écouté deux chansons. Les « loubards » avaient fini par remarquer ma présence et commençaient à me railler gentiment : « Eh ! Petit ! Faut pas traîner en rentrant de l’école, tu vas te faire engueuler ! » quand l’intro d’un morceau m’a littéralement cloué sur place. C’était beau ! Nerveux et triste à la fois. Je devais avoir un air ahuri et sans doute apeuré alors que j’étais aux anges et une des grandes filles présentes a voulu me rassurer. Elle m’a retiré mon cartable qui me coupait les mains, vu que je le portais depuis tout ce temps, l’a posé à ses pieds, m’a collé de dos contre elle comme elle devait certainement le faire avec son petit frère et s’est adressée à ses amis en cuir : « Eh, laissez-le ! Il écoute la Musique. » J’ai écouté toute la chanson, fasciné et plein de frissons délicieux quand la fille passait machinalement sa main dans mes cheveux. A la fin du morceau, elle m’a rendu mon cartable en me disant de filer, sinon, j’allais me faire disputer. Je serais bien resté là toute ma vie, au milieu des mobylettes décorées avec des fleurs gagnées au tir, des mecs rigolards qui connaissaient la chanson au point de la fredonner et contre une grande fille douce qui sentait bon.
Les jours suivants, je tentais de me souvenir de l’air de cette chanson magique dont il me semblait que je l’avais déjà entendue en Français. J’y arrivais un peu, mais des paroles en anglais, il ne me restait plus que : « à moine » ou quelque chose d'approchant.
C’est la radio de ma mère qui me la rappela en entier quand on y passa Johnny Hallyday chantant : « Les portes du pénitencier ».
J’avais entendu « The house of the rising sun » et ma vie était devenue Rock’n’roll. Pour toujours !
C’était vraiment un secret puisque j’étais le seul à le savoir. Ni Alain, ni Ludovic, ni Christian n’étaient aptes à le garder ni même à le comprendre. J’allais le cacher longtemps bien qu’il allait se mettre à prendre presque toute la place.
En attendant, le CE2 était fini. Je prenais la route du CM1. Et c’est bien connu, le CM1, c’est sérieux !