C'est la suite des 6ème et 5ème dans le sujet: "Les années 60 en immersion".
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1/10 – La ballade des pendus – Serge Reggiani.
Si je suis aussi énervé, c’est que je m’en veux à moi aussi. Je regrette celles et ceux que je ne verrai plus mais je me suis tout de suite habitué aux nouvelles et aux nouveaux. J’ai l’impression que je trahis les anciens en m’adaptant aussi vite aux nouvelles têtes.
Il y a d’abord ce blond aux cheveux mi longs qui aime le théâtre et la musique. Il veut jouer la comédie sur scène comme moi et nous nous marrons aux mêmes blagues. Il vient de province et nous sommes devenus amis en un quart d’heure. L’autre mec, tout aussi blond et provincial, possède vraiment une guitare ! Il sait en jouer ! Il veut bien m’apprendre ! Nous avons mis quelques minutes à nous entendre.
Avec ces deux mecs, c’est déjà la veille de Noël. Mais alors avec les nouvelles filles, c’est Noël, les étrennes, mon anniversaire, Pâques et la petite souris !
Je ne sais même pas par laquelle commencer. Va pour l’ordre alphabétique.
Marjolaine.
Elle a deux ans de retard. Je me demande bien pourquoi, tant elle semble en avance sur tout. Elle aussi vient d’ailleurs, mais alors vraiment d’ailleurs. Personne ne sait d’où et pour une fois, je serais prêt à faire un long voyage pour visiter ce pays. Elle veut être mannequin et actrice et je suis étonné qu’elle ne le soit pas déjà.
La prof de français nous a demandé de choisir le poème qu’on veut pour le réciter devant la classe. J’ai choisi une blague pour amuser la galerie, une petite poésie de Francis Blanche sur le Père Noël. J’aurais pu faire une prestation honnête mais je ne l’ai pas bien récitée car je ne l’ai pas bien apprise et j’ai eu un peu le trac, bêtement. D’autres ont pris des trucs qu’ils connaissaient déjà pour éviter le boulot.
Marjolaine nous a récité en entier La Ballade des pendus de François Villon.
Elle y a mis tant de ferveur que j’ai eu l’impression de tout comprendre à ce long texte en ancien français. On savait qu’elle ne l’avait pas écrit mais on aurait pu l’en croire capable tant les mots semblaient lui appartenir. Quand je l’ai relu, à part la rengaine de fin de strophe, j’ai eu l’impression que ce n’était pas la même œuvre. J’avais pigé quand c’était elle qui le disait et je ne comprenais plus grand-chose en le lisant. Quand elle a eu fini, elle était visiblement fatiguée, elle était encore plus belle. J’étais gêné, les yeux humides, j’étais amoureux d’elle. Mais je n’étais pas le seul, tous les garçons, mais aussi toutes les filles, la prof… « Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre ! » Même les oiseaux s’étaient tus dans les arbres de la cour de récré pour l’écouter. Si.
Après le silence inhabituel qui a suivi sa prestation, la prof lui a demandé pourquoi elle avait choisi ce texte et elle a répondu qu’elle apprenait souvent par cœur ce qui lui plaisait dans ses lectures. Elle a enchaîné sur quelques passages de livres où elle a mêlé prose et vers. Elle faisait ça naturellement, prenant tour à tour des expressions du visage et des postures adaptées à ce qu’elle récitait en ponctuant chaque fin par un petit sourire gêné. J’étais ébloui.
Pour ce que nous appelons tous « la Pop », la musique qui nous excite comme des puces, elle en connaît bien plus que les frimeurs de troisième. Elle les laisse parler et rectifie ensuite leurs erreurs sans leur faire sentir leur manque de modestie.
- Ouais, vous êtes encore en quatrième, vous connaissez que les Beatles et les Stones. Mais pour eux c’est fini. Moi, il y a longtemps que j’ai laissé tout ça tomber. Je préfère les groupes américains comme les Kinks !
Marjolaine lui répond calmement :
- Oui, les Kinks, c’est vachement bien. Ils ont des bonnes chansons. Mon frère m’a dit qu’ils étaient de Londres donc ils doivent être anglais eux aussi.
Elle est très copine avec Sandrine qui adopte la même attitude face aux coqs de basse-cour.
Sandrine.
Elle ne vient pas de loin. Elle est issue de la fusion des classes C1 et C2 que l’administration du collège a trouvé malin de pratiquer. Dans le cas de Sandrine, pour une fois, je suis d’accord avec eux. Et quand je dis qu’elle ne vient pas de loin, c’est vrai, elle habite à cinquante mètres de chez moi. Je connais bien un de ses frères aînés, j’ai fumé en cachette des Gauloises Disque Bleu sans filtre et bouffé ensuite des bonbons de Vichy, pour pas que nos parents sentent l’odeur du tabac, avec lui et d’autres mecs du quartier.
Elle rit très souvent d’un rire gracieux et aime les blagues. Un type veut l’impressionner en lui parlant d’une guitare bizarre qu’il a vue dans un groupe :
- Moi, je vais dans les concerts, je connais vachement bien la Pop, j’ai des places gratuites, je t’en filerai, un jour. Une fois, le chanteur avait une grosse guitare, t’en n’as jamais vue une comme ça, je suis sûr. Elle avait que quatre grosses cordes, elle faisait un bruit terrible, il en jouait qu’avec ses doigts. Tout le monde était étonné !
Sandrine répond avec un sourire narquois :
- Si ton chanteur jouait avec ses doigts d’une guitare à quatre cordes qui faisait beaucoup de bruit, sa guitare, ça devait être une basse. C’est pas très étonnant, il y en a une dans tous les groupes Pop. Paul McCartney chante et joue de la basse en même temps.
Quand on écrit sur les pochettes de 45 tours pour s’amuser à la fin des boums, elle n’écrit pas des conneries comme la plupart, elle cite des gens qui en ont dans le cigare. Einstein : « Un préjugé est plus difficile à briser qu’un atome ». Ca fait fuir les casse pieds sans avoir à s’engueuler avec.
J’ai d’abord pensé que des filles aussi chouettes et aussi jolies ne prêteraient aucune attention à un mec comme moi. A mon grand étonnement, elles n’hésitent pas à me parler. Elles veulent former un club théâtre où seuls les gens de notre classe seraient admis et je dois être le premier à qui elles ont demandé d’en faire partie. Je suis scié. La majorité de la classe a décidé de faire des bises en guise de bonjour. Elles viennent spontanément m’embrasser au début de la journée. Elles me demandent mon avis sur les nouveaux disques.
Marjolaine accepte volontiers que je vienne chez elle quand l’occasion se présente. Sandrine prend le même chemin que moi pour aller au collège. Quand je suis devant elle, elle m’appelle pour que je l’attende et elle court pour me rejoindre. Si c’est l’inverse, elle m’attend avec le sourire.
Je sais qu’il ne sera jamais question que je sois le petit ami de l’une ou l’autre, elles disent préférer les mecs plus vieux, mais je prends comme une chance inespérée de pouvoir les côtoyer de si près et aussi souvent. Je rêve d’être le copain d’une des deux mais il y a un hic, même dans mes rêves : je suis incapable de choisir entre les deux.