7/10 – It’s Five O’clock – Aphrodite’s Child.
Je ne sais pas ce qui est le moins difficile : être complètement considéré par tout le monde comme un mec qui veut devenir musicien et qui aime la musique Pop ou avoir une petite copine comme je le voudrais et pas juste embrasser des filles pendant les boums même si ça me tente terriblement. Je ne peux pas abandonner une idée au profit de l’autre, j’ai l’impression que tout va ensemble mais que devant l’ampleur de la tâche, je n’arriverai pas à tout faire en même temps.
Pour être un mélomane à ma façon, je dois avoir des disques à moi et l’idéal serait d’avoir un électrophone dans ma chambre. Mon premier 33 tours, je l’ai eu grâce à un accident.
C’est mon bon pote Gilbert qui est à l’origine de l’achat de mon premier 33 tours de rock : Abbey Road. Le disque venait de sortir et il me l’avait déjà prêté. Je l’écoutais comme d’habitude sur la table de la salle à manger quand mon petit frère est arrivé et a balancé un coup de poing dans le haut-parleur/couvercle de l’électrophone qui est tombé sur le disque en pleine écoute. Le disque s’en est retrouvé rayé en deux endroits. Ma mère, connaissant Gilbert et sa générosité, n’a pas hésité un instant à me donner l’argent nécessaire à l’achat d’un disque neuf pour remplacer celui qui était rayé. Ce qu’il m’a dit quand je lui ai donné en lui expliquant l’histoire était bien à son image :
- Merci, mais fallait pas en acheter un autre, j’aurais poussé le bras aux endroits rayés en l’écoutant et puis c’est tout !
C’est ce que j’ai fait par la suite jusqu’à ce que Ringo Starr cesse de répéter : « We would be warm – we would be warm – we would be warm… » Disque réparé !
Je peux donc dire que c’est indirectement grâce à lui que j’ai pu mettre l’électrophone familial dans ma chambre sur le conseil de ma mère pour éviter de nouvelles catastrophes. On n’en est pas encore là. Il me faut des disques. Je n’ai qu’un 33 tours, et quel 33 tours, mais il est rayé. Et pour les boums, il faut des 45 tours…
- La mère : Tu nous emmènes au nouveau magasin !
- Le père : Je suis un peu crevé. Et pour quoi faire ? Il y a pas tout ce qu’il faut au Prisunic ?
- La mère : Si, il y a la même chose au Prisu ou à Saveco, (« faire vos courses à Sav-eco, c’est SAVoir ECOnomiser ». C’est leur pub !) mais là-bas, c’est nouveau, c’est plus grand, ils ont plein de choses qu’il n’y a pas ici, et surtout, c’est moins cher ! On roule pas sur l’or et si on peut gagner quelques francs, ça vaut le coup. Et on verra, si ça nous plaît pas, on n’y retournera pas. J’ai pas le permis, c’est toi qui conduis. Ca me fera tout ça de moins à trimballer sur mon vélo, ça me fera gagner du temps. La voisine y est allée, elle a économisé au moins 100 francs. Allez ! On sort jamais ! Pour une fois que je veux aller quelque part, on y va !
- Les enfants : Allez papa !
- Le père : Bon… D’accord…
Ca fait plusieurs semaines que mon père rechigne à aller visiter ce nouveau magasin. Ils appellent ça un supermarché. Son nom c’est Carrefour, il vient d’ouvrir.
On est tous contents sauf mon père mais comme il est gentil, il sourit de nous voir enthousiastes. C’est quand même une grande occasion : ma mère a mis des bas et du rouge à lèvres ! Mon père apprécie et l’embrasse, attendri et charmé. Ca promet d’être chouette. Ma mère nous a promis de nous acheter quelque chose si les économies qu’on fait sont suffisantes.
En chemin, mon père met ma mère en garde :
- Surtout, n’y va pas en vélo ! C’est trop loin. Tu aurais du mal à monter la côte après la ligne de chemin de fer et les HLM qu’on traverse là, ils ne sont pas bien fréquentés. Si on doit faire les courses là-bas à l’avenir, je t’y emmènerai.
Ma mère aime quand mon père prend soin d’elle et lui donne ce genre de conseil, il bosse tellement. Elle tourne la tête pour nous contempler sur la banquette arrière. Elle est ravie.
Arrivés sur le parking, ma mère prend la direction des opérations.
Elle s’est fait expliquer par la voisine la marche à suivre dans ce genre d’endroit. Il faut prendre un charriot avant d’entrer. Un fois à l’intérieur, on se sert soi-même de tout et on va faire la queue à la caisse. C’est comme au Prisunic et à Saveco, les charriots en plus. Elle nous explique tout ça et mon père retrouve son air sombre. Une fois entrés dans le magasin, alors que nous nous extasions devant la grandeur de l’endroit, il ne sait pas comment se comporter, il est empoté comme rarement, ma sœur s’en rend compte et lui donne la main pour l’encourager et lui donner une contenance. Ca marche assez bien mais elle le quitte trop souvent pour prendre des objets et les mettre dans le charriot. Elle doit d’ailleurs les remettre souvent en rayon car ma mère lui dit qu’on n’a pas besoin de ça ou que c’est bien mais trop cher. En voyant le désarroi de son mari, ma mère a une idée. Futée, elle lui dit :
- Tiens, pousse le charriot, je n’y arrive plus, c’est trop lourd. Il faut un homme pour pousser ça.
C’était exactement ce qu’il fallait dire ! S’il en faut un, il est notre homme ! Au départ, il ne voulait pas pousser le charriot, mais maintenant qu’il est lourd, il a une bonne excuse pour le faire ostensiblement : il faut de la force et il en a. C’est tout juste s’il ne retrousse pas ses manches pour prendre les commandes de l’engin devenu ingérable pour une faible femme.
Il faut l’admettre : il s’en sort très bien ! Il fait attention aux gens et pilote littéralement comme s’il avait fait ça toute sa vie. Il lui arrive même de prendre quelques produits en rayon. Ma mère ne lui fait aucune remarque comme celles qu’elle nous fait, il a retrouvé le sourire et tant pis si ce n’est pas la bonne marque de cassoulet qu’il choisit.
Il suggère même qu’on passe par les rayons un par un pour ne rien oublier.
Je n’ai rien perdu de tout leur manège mais je suis préoccupé. Juste après le rayon des livres, j’ai faussé compagnie à ma famille un instant et je suis resté en arrêt devant celui des disques. Parmi les dizaines de 45 tours, j’en ai vu un et j’ai abandonné l’idée de me faire acheter une pince pour ma trousse de bricolage. Depuis plusieurs mois, j’écoute de la musique Pop avec mon pote Gilbert chez lui. Il m’a déjà fait écouter et prêté des tas de disques des Beatles et d’autres groupes. Il en a un que j’aime vraiment bien, c’est Rain and Tears des Aphrodite’s Child. Dans le rayon, j’ai vu un nouveau disque de ce groupe, ni lui ni moi ne le connaissons. Son titre est It’s Five O’clock.
Un 45 tours, c’est moins cher qu’une pince, de ce point de vue, la dépense devrait passer. Mais il y a un gros mais. La pochette représente les trois membres du groupe. Ils ont tous les trois les cheveux longs. Avec leur barbe très fournie, il est impossible de les prendre pour des filles mais mon père déteste les cheveux longs pour les garçons et il est tout à fait capable de refuser qu’on m’offre ce disque à cause de sa pochette. Je cherche une ruse pour le convaincre mais je n’en trouve pas. Je pourrais abandonner mais comme le dit Gilbert : « Si on n’est pas courageux, on n’est pas un homme ! » On n’est pas un homme non plus si on a les cheveux longs, selon mon père. Je voudrais simplement être un homme, ou presque, à qui on fout la paix et à qui on offre un disque qui lui plaît.
Toute la famille a le sourire, y compris mon père, et maintenant c’est moi qui fais la gueule…
Ma mère déclare, ravie :
- C’est bien comme je le pensais, on a économisé pas mal en venant ici. Vous voulez quoi comme jouet ?
Ma sœur trimballe depuis plusieurs minutes derrière son dos une panoplie de coiffeuse pour poupées mais je sais qu’elle compte s’en servir pour se coiffer elle-même et coiffer ses copines, je reconnais les même ustensiles qu’utilise sa copine Isabelle quand elle joue. Elle pose son trésor dans le charriot avec l’approbation de tout le monde.
A mon tour :
- Et toi, qu’est-ce que tu veux ?
J’ose… J’ose pas… Allez, courage, j’ose :
- Je veux un disque.
- Un disque ? D’accord, on y va. Mais c’est beaucoup moins cher que le jouet de ta sœur, t’es sûr que tu veux pas autre chose ?
- Non, je veux un disque, c’est tout.
Nous arrivons devant le rayon et timidement, je montre mon 45 tours.
Mon père le regarde avec dégoût :
- T’as vu leurs cheveux !
Ma mère le prend dans sa main et éclate de rire en s’adressant à mon père :
- Ils ne sont pas beaux, mais là, tu ne peux pas dire qu’ils ressemblent à des filles !
- J’ai pas dit ça, on dirait des singes ! Il me regarde, inquiet : T’es sûr que tu veux ça ! Tu sais ce que c’est comme musique ? C’est de la musique moderne, certainement. Tu vas l’écouter, ça ?
- Oui, on écoute leur autre disque avec Gilbert, c’est bien.
Ma mère pose le disque dans le charriot et immédiatement, mon père en lâche le guidon et recule d’un pas, dégoûté :
- Tous les gens vont voir qu’on achète ça.
Ma sœur tente de pousser le charriot qui est plus haut qu’elle mais elle n’arrive même pas à le faire bouger. Ma mère prend le disque et le retourne sur les torchons où il était posé. De l’autre côté, on ne voit que des logos de maisons de disques.
Elle regarde mon père avec le sourire qui le fait craquer et dit :
- Allez, on va payer !
Ma sœur et moi mettons tous nos achats sur le tapis roulant en les regardant avancer tous seuls. Elle pose elle-même son jouet et moi mon disque.
Nous aidons mon père à remplir le coffre de la voiture et nous gardons nos cadeaux pour les contempler pendant le trajet de retour.
Après avoir tout déchargé à la maison, mon père est intrigué :
- Fais voir ton disque, on va l’écouter, je suis curieux de savoir quelle musique ils font ces débraillés.
On écoute mon disque en silence. Je suis gêné, je n’ai jamais écouté ostensiblement un morceau Pop avec ma famille. J’ai surtout peur de la sentence de mon père. S’il trouve que c’est de la musique de lopettes, comme il dit, je serai vexé et triste mais j’entends déjà nos conversations avec Gilbert sur le son qui monte en continu sur l’intro, d’où vient-il ? Quel instrument peut le produire ? Chez Gilbert, nous bougeons en rythme, nous dansons même parfois. Avec ce morceau-là, ça va être la fête ! Qu’est-ce que c’est beau ! Pourvu que les phrases assassines de mon père ne gâchent pas tout…
Devant mes parents, je ne bouge même pas une paupière et j’attends le verdict qui tombe juste après les montées et descentes de piano de la fin.
- C’est pas mal. En tous cas, c’est moins pire que ce que je craignais. Il y a une mélodie et il a du coffre le gars. C’est pas idiot ce qu’il raconte.
Putain, c’est vrai, mon père pige l’anglais assez bien grâce à son enfance passée près d’un « Shape », après la guerre, où il faisait tout pour se faire offrir du chocolat par les soldats américains. Il a fait ses travaux pratiques de langue anglaise avec eux. Je vais pouvoir raconter à Gilbert ce qui se dit dans cette chanson grâce à mon père, c’est dingue !
- Qu’est-ce qu’il dit ?
- Il dit qu’il est cinq heures, ça t’as compris, non ? Tu as déjà appris l’heure en anglais ? C’est le titre. Il se balade dans les rues et se souvient de sa vie passée, il a du mal à réaliser que c’est lui qu’il voit dans la glace, tout ça. Il doit pas aimer vieillir, ça c’est moi qui le dis. Tu parles, personne aime ça, vieillir. Il s’endort et la nuit lui donne de l’espoir et il rêve. C’est pas non plus du Victor Hugo, mais c’est pas mal. Il dit pas qu’il va aller au coiffeur, ça c’est dommage ! Bon, tu sais, je préfère quand même Armand Mestral. Mets-nous 16 tonnes, là, c’est une voix ! Il va dans les graves comme personne, il chante comme un homme.
Je veux bien passer 16 tonnes, je l’aime bien cette chanson. Ensuite, on écoute les Sheila de ma sœur. Ca je ne le dis à personne, mais j’aime bien aussi Sheila. L’important n’est pas qu’on écoute aussi les disques de mes parents et de ma sœur, ma mère demandera un peu de Luis Mariano, c’est moins folichon, mais c’est pas grave ! A la fin de l’écoute je remets le premier 45 tours m’ayant jamais appartenu, It’s Five O’clock des Aphrodite’s Child, et personne ne trouve rien à redire. Ca passe même inaperçu ! C’est ça qui est important. Au lieu d’emporter mon disque dans ma chambre, je le laisse exprès sur le haut de la pile à côté de l’électrophone sous la télé et il ne se passe strictement rien ! J’ai l’impression de semer une graine d’herbe folle au milieu d’une pelouse bien tondue. Je vais pouvoir écouter la musique que je veux sur l’unique électrophone familial, dans la salle à manger, sans aucun problème.
Je me mets à rêver : je vais pouvoir sortir de leur cachette au fond de mon meuble à jouets les trois exemplaires de Rock & Folk que j’y cache avec mes Lui et Playboy. Plus tard, je pourrai me laisser pousser les cheveux et aussi ma barbe quand j’en aurai, pourquoi pas !
Chaque chose en son temps. Pour l’instant, « il est cinq heures », au grand jour, ma vie musicale s’éveille ! Sandrine et Marjolaine seront à l ‘origine de son éclosion, je m’en serais douté mais c’est le C.E.S. qui en sera le théâtre, ça, c’est plus inattendu…