Alors que beaucoup de vieilles gloires en concert s'échinent à vouloir offrir à leur public les mêmes versions de leurs chansons que celles qu'ils ont enregistrées il y a parfois 40 ans, Dylan a, depuis le début, une approche exactement contraire. Chez lui, les chansons évoluent continuellement ; l'enregistrement n'est qu’un moment dans la vie d’une chanson, il n’en révèle qu’une de ses formes, à l’image d’une photographie.
Très vite, Dylan s’est intéressé à la façon dont une chanson pouvait se transformer au fil des années. Cette idée lui vient très probablement du long temps d’étude qu’il a consacré au répertoire traditionnel. À 20 ans, Dylan passait sa vie chez le disquaire et dans les bibliothèques pour écouter les différentes versions que pouvait prendre une même chanson traditionnelle au fil des siècles. On sait qu’il a disséqué, par exemple, l’Anthologie de la Folk Music Américaine de Harry Smith, collectionneur (mais aussi réalisateur fou et totalement brillant) qui a publié en 1952 une collection de six 33 tours retraçant les moments clés de l’histoire de la musique traditionnelle américaine.
Le disque de Harry Smith a totalement changé la musique américaine. Il est la source souterraine qui a permis l’émergence d’une nouvelle scène folk et d’un nouvel élan pour cette musique au début des années 60. Dylan n’était donc pas le seul à avoir trouvé la source de l’inspiration dans le travail de Smith, mais c’est certainement celui qui l’a pris le plus au sérieux. En remontant les fils des chansons de l’anthologie, il a compris tous les possibles que contenait une seule composition. Il était possible non seulement de changer les mélodies et les paroles, mais également de développer, dans une nouvelle version, un des pans de l’histoire laissé dans l’ombre par la version précédente.
Dès lors, Dylan n’a jamais cessé de faire ce travail, sur scène, avec ses propres chansons. On ne compte plus les versions différentes de Tangled Up in Blue, par exemple. La mélodie, les mots, tout a changé — et pourtant, elle est toujours restée reconnaissable aux oreilles attentives. Ce chantier titanesque n’a pas de fin, et c’est certainement une des explications de la tournée du même nom : on ne fait jamais le tour d’une seule composition.
En studio, le Zim n’a jamais enregistré ce type d’expérience, et c’était donc un véritable événement lorsqu’on a appris, en 2023, que Dylan allait sortir un (faux) live dans lequel il allait réinterpréter ses premières chansons de façon totalement acoustique.
Le résultat est... exceptionnel ! Exceptionnel, car le son est bel et bien acoustique, mais n’a pour autant rien à voir avec celui de Freewheelin’ en 1963, ou de Good as I Been to You, qui signait son premier retour à la folk music, en 1992. La présence d’un accordéon et d’une mandoline donne à l’ensemble un son Tex-Mex que l’on entendait déjà, dans un tout autre contexte, sur l’album Together Through Life. Mais au-delà du son, ce qui m’a particulièrement marqué, c’est la créativité de ces nouvelles versions !
Dylan avait invité plusieurs musiciens à ses séances, dont le guitariste Tim Pierce. Pierce est un musicien exceptionnel, il a joué sur une centaine de tubes depuis 30 ans, mais la collaboration n’a pas fonctionné, car il a eu une approche que Dylan jugeait trop littérale de ses chansons. Dylan ne voulait presque plus rien entendre des traits originels de ses compositions. Il demandait aux musiciens de l’entourer de très près pour qu’une véritable connexion s’établisse entre eux, dont émergerait une nouvelle dimension pour ces anciennes chansons.
L’expérience a duré quelques semaines, pour un résultat qui a, selon moi, dépassé toutes les attentes.
Pour la suite, Dylan, fidèle à lui-même, a surpris tout le monde en ne convoquant pas les mêmes musiciens pour enregistrer les images qui allaient illustrer ce live. Dylan avait refusé d’être filmé pendant l’enregistrement, car il estimait qu’un musicien ne pouvait pas à la fois être concentré sur ce qu’il joue et sur son image. Pour lui, la concentration est un point essentiel de son travail. Tous ceux qui ont joué avec Dylan ont confirmé qu’il a, lors des répétitions ou même lors d’un jam, une présence totale à ce qu’il fait.
Dylan a passé toute sa vie à vivre dans l’instant présent ; c’est sa philosophie de vie. Lorsqu’il fait de la musique, rien d’autre n’existe dans le monde du Zim. Ses musiciens expliquent que, lors des répétitions pour une tournée ou un album, ils passaient des jours entiers à jouer sans même s’arrêter pour manger un morceau. Lorsqu’un musicien lui demandait s’il pouvait prendre un verre d’eau, il le regardait surpris, comme si ce genre de chose pouvait exister — avant de dire : « Bien sûr, vas-y... »
C’est parce qu’il voulait que ses musiciens soient totalement immergés dans leur art qu’il a refusé de filmer les séances. Il en résultera un film qui est un faux live, enregistré des semaines plus tard, et auquel je ne trouve que très peu d’intérêt.
L’audio, par contre, est immortel.