Bitches Brew (1970)
Enregistré du 19 au 21 août 1969 - Columbia – GP 26
A- Pharaoh's Dance J. Zawinul20:07 B- Bitches Brew M. Davis27:00 C1 -Spanish Key M. Davis17:30 C2 -John McLaughlin M. Davis4:23 D1- Miles Runs The Voodoo Down M. Davis14:03 D2 Sanctuary W. Shorter 10:54
Bass – Dave Holland Bass [Fender] – Harvey Brooks Bass Clarinet – Bennie Maupin Drums – Charles Alias, Jack DeJohnette, Lenny White Electric Guitar – John McLaughlin Electric Piano – Chick Corea, Joe Zawinul (tracks: A to C1, D2), Larry Young (tracks: A, C1) Percussion – Jim Riley Soprano Saxophone – Wayne Shorter Trumpet – Miles Davis
Ce qui frappe en premier lieu, c’est la beauté de la pochette créée par Mati Klarwein. On la devine symbolique, plus particulièrement quand elle s’offre déployée, pochette gatefold ouverte. On observe le jeu des oppositions, lumière/obscurité, jour/nuit, noir/blanc, eau/sang. Chez Miles il n’y a pas de vérité absolue, les contraires s’agitent en nous, chaque endroit a son envers et dans le bien se cache le mal, du noir naîtra le blanc. Dans ce jeu des contraires et des opposés, après l’aérien et volatile In a Silent Way succèdera le tempétueux Bitches Brew *, de terre, de rock et de feu !
*littéralement brouet de salopes, mais aussi jeu de mots avec Witches Brew, la potion de sorcières.
Miles a initié l’essentiel du virage, il a écouté Jimi Hendrix, Sly and the family Stone et James Brown. Mieux, il les a fait siens, les a digérées, en a extrait la quintessence. Il se fait rock star, fini les costumes trois pièces, place aux couleurs, à l’excentricité, au psychédélisme et même au luxe et à la frime. Miles a déjà sa musique dans la tête, il sait exactement ce qu’il veut, il l’entend, elle vibre en lui, quelques suites d’accords écrites ici ou là… place à l’improvisation et à la spontanéité !
Il a sous la main son fantastique groupe de scène :Wayne Shorter, Chick Corea, Dave Holland et Jack DeJohnette, avec Miles à la trompette c’est l’un des plus talentueux quintet de l’histoire du jazz, mais pour jouer la musique que Miles entend, ça ne suffira pas.. Il pense à John McLaughlin, le guitariste idéal pour son projet, il a le son, le rythme, la griffe. Bennie Maupin sera le troisième souffleur, jouant exclusivement de la clarinette basse son apport est essentiel à la magie qui émane de Bitches Brew. Pour compléter Chick Corea au Rhodes il fait à nouveau appel à l’excellent Joe Zawinul, si précieux sur In a Silent Way, c’est de plus un compositeur apprécié par Miles, même si celui-ci a une fâcheuse tendance a déformer à l’extrême ses compositions. Le jeune Larry Young, compère de John McLaughlin au sein du Lifetime de Tony Williams viendra compléter l’armée des claviers le dernier jour des sessions.
La section rythmique va elle aussi être renforcée. Afin de libérer le précieux Dave Holland des contraintes rythmiques, Miles va lui adjoindre, en la personne d’Harvey brooks, un requin des studios spécialisé dans les rythmes rock et rythm’n’blues. Pour seconder Jack DeJohnette, Miles fait appel à Lenny White, les consignes sont claires, il raconte « Miles est venu vers moi et m’a dit : Tu vois, Jack porte des lunettes de soleil donc c’est lui qui va être le meneur. Il va maintenir le beat et je veux que toi, tu joues tout autour de ce beat ». Charles Alias et Jim Riley sont ( malgré les notes de pochette) aux percussions complétant idéalement l’équilibre de la section rythmique.
Les deux faces du disque un, Pharaoh's Dance et Bitches Brew ne sont pas encore composées en entrant dans le studio, seul un canevas très simple a été conçu par Joe Zawinul pour le premier titre. Il en va différemment pour les autres titres qui ont été joués lors des concerts et qui bénéficient donc d’une bonne pratique de la part du quintet de base, ces pièces possèdent , sinon leur structure définitive, du moins une ossature bien établie.
Pharaoh's Dance ouvre l’album, ce qui frappe en premier lieu c’est le rythme, et l’on comprend immédiatement ce que Miles a puisé à l’écoute de Sly Stone et de James Brown. La mise en place est parfaite et l’auditeur est immédiatement pris dans ce foisonnement rythmique régulier, répétitif mais riche en couleurs et en variations ce qui donne sens à l’importance du casting et à la distribution des rôles. L’homme aux lunettes de soleil est bien le pivot central autour de qui tout s’articule. La basse d’Harvey Brooks balance et ancre le navire dans les eaux du rythm ’n’ blues, tandis qu’on entend quelques envolées orientales, les Rhodes emplissent l’espace tandis que les solistes s’expriment à tour de rôle, esquissant des mélodies, électrisant l’ambiance, la trompette de Miles propulsée par cette rythmique déchaînée s’en va déchirer les aigus tandis que la clarinette basse de Bennie Maupin vous cueille et vous transporte, tout bruisse et foisonne, l’espace sonore est sans cesse en agitation, grouillant d’idées et d’innovations, le rythme funk et rock saisit l’auditeur et provoque une tension qui grandit par phase successives, provocant une sorte de transe, difficile de comprendre et d’analyser, d’ailleurs à quoi bon ? Cette première face est magistrale.
Bitches Brew compose la seconde face de l’album. Changement d’atmosphère et de tempo, Bitches Brew renvoie d’une certaine façon à In a Silent Way, le rythme est plus calme, Jack de Johnette maintient un tempo régulier tout en variant les motifs, Lenny White enrichit le beat par des roulements de tambours tandis que la basse de Brooks expose des riffs réguliers, la guitare électrique se fait aussi rythmique et la trompette de Miles ponctue le rythme en cris aigus, relayé par la clarinette basse, puis par le retour de Miles qui se lance dans un dantesque solo soutenu par le groupe dans son entier. Lors des sessions Miles, tel un chef d’orchestre, est seul devant le groupe réuni en arc de cercle devant lui, et on peut entendre sa voix rauque prononcer distinctement, vers 7’38min, « Keep it like that » et quelques secondes après l'appel « Hey John » qui devait lancer un long solo du guitariste, qui sera par la suite expurgé du morceau par Téo Macéro et joué à la fin de la face suivante sous le titre « John McLaughlin ». Le morceau évolue ensuite en montées dramatiques ponctuées par la trompette de Miles, les solos de Zawinul, Wayne Shorter et Dave Holland, et en retombées plus calmes où tout semble se déliter, puis c’est le retour au thème exposé en début de morceau, comme pour suggérer un éternel recommencement…
Avec Spanish Key, Davis se met à l’heure espagnole, lui qui en a fait l’un de ses thèmes récurrents. La section rythmique au complet, incluant guitare et claviers, fourni un épais matelas sur lequel Miles dépose un solo déclinant des accents ibériques, Wayne Shorter continue l’exploration mélodiques vers des envolées orientales, Rhodes et guitare assurent une transition improvisée entre les solos, la sonorité de la clarinette basse de Bennie Maupin fait merveille ici, apportant une touche exotique et mystérieuse, une vraie réussite !
Le morceau suivant John Mclaughlin est un pur témoignage de l’amitié que porte Miles Davis au guitariste prodige. On l’a dit, c’est en fait une des parties initialement prévue pour être intégrée sur Bitches Brew, elle est dévolue à un long solo de John dont on remarque la vélocité bien sûr mais aussi la musicalité. Peut-on rêver meilleur accompagnement rythmique ?
Miles Runs The Voodoo Down, le titre est sans nul doute un clin d’œil à Jimi Hendrix, que Miles a côtoyé et admiré et dont il a même revendiqué l’influence. Cette pièce a déjà été jouée en live de nombreuses fois avec le quintet de scène, le morceau est donc rôdé, mais il faut tout de même le retravailler suite à l’adjonction de nombreux musiciens. C’est donc un blues comme son modèle sur Electric ladyland, mais un blues repensé qui bascule vers l’atonalité, ce qui permet d’insister sur la « blue note », on retrouve ainsi cette pulsion rythmique lourde typique du blues, tout en créant un espace comparable au free pour les improvisations des solistes. C’est un des sommets de l’album, dommage que la fin du morceau tombe un peu à plat, il semblerait qu’ils doivent continuer encore et encore…
Sanctuary est signé Wayne Shorter et cela s’entend, même après être passé sous les doigts de Téo Macéro. L’atmosphère dans laquelle baigne le morceau en entier est pleine de mystère et de mélancolie. C’est la trompette de Miles qui en porte toute la beauté inquiète, tandis qu’autour s’affairent la section rythmique et les Rhodes qui ponctuent et tapissent le décor, provocant une lente montée éruptive dramatique qui éclate en mille feux, achevant de la plus belle des façons ce jalon exceptionnel de la musique.
Tout aussi indispensable qu’In a Silent Way.
_________________ "Music is the healing force of the Universe" Albert
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