Roger, agacé, envisagea d'emblée de lui mettre une ou deux bonnes claques dans la gueule. Puis, il se ravisa. C'était d'une part, assez cruel, et d'autre part la maman, sans doute en train de jacasser avec une autre maman, pouvait revenir, et s'offusquer légitimement de ce traitement particulier.
Alors qu'il finissait son Tang, en tirant fortement sur sa paille, Roger aperçu deux hommes par la baie vitrée, qui se dirigeaient vers l'entrée de l'établissement. Un grand et un petit, en costumes sombres.
Pas eux ! Les frères Couscoussaupiquezzi ! Alfonso Couscoussaupiquezzi , le petit, était le plus teigneux. Il avait, lors d'une de ses crises de rage habituelles, énucléé un lapin angora avec une fourchette à huitre. Fernand Couscoussaupiquezzi , le grand était plus placide, c'était même l'élément modérateur du duo, quoique assez cruel. Il se contentait d'écraser fortement les petits pieds des enfants portant des sandalettes en caoutchouc (ou méduses). Les cris de douleur des jeunes victimes le ravissaient toujours. Alors il recommencait.
Roger s'attendait au pire. Dans une vie antérieure, il vendait de l'électronique chez Boxson. Les frères Coucoussaupiquezzi , amateurs de musette, l'avaient sollicité, un soir de septembre afin qu'il les équipe de matériel apte à reproduire correctement les intonations et les flonflons de leur style préféré. Roger, abusant de leur crédulité, leur avait vendu un ensemble clinquant pour plusieurs milliers d'euros, les assurant que c'était le top. Il s'entendait encore dire, C'est des vrais watts !
Les frères Couscoussaupiquezzi étaient sortis ravis. Jusqu'à l'instant fatal, où ils placèrent un disque d'Aimable & Son Orchestre sur le tourne-disque. C'était ignoble. Dénaturé. Ils avaient été totalement bernés.
Roger arma le fusil à canon scié Remington qu'il dissimulait sous son imperméable. Si un de ces crétins s'avisait de lui chercher des noises, il tirerait dans le tas le premier. D'abord Alfonso, le plus dangereux. Il lui fallait le sécher net, sous peine de représailles terribles.
-Maman, maman, où est ma maman ? Le monsieur il a un gros pi'tolet S'écria rieur un des enfants proches. -Ta gueule pti con. Répliqua Roger. -Salut Roger. Dit Alfonso, en s'asseyant en face de lui. Fernando, lui, resta debout un mètre en retrait. -Tu te souviens de moi ? -Pas trop. -Si, si, moi oui l'amplificateur Chebalewaphase, des vrais watts, superbe, un son vintage … hein Fernando peut en témoigner, c'est tes paroles, Roger, et les câbles, qui fallait mettre dans le sens de la flèche, sinon le son partait dans l'autre sens, à l'envers quoi. Et les plats à tajine encastrés dans les cuisinières ? -Des ToUtBaVsSs, To Obviously Ugly To Be A Vicious Speaker System Sucker. Je n'ai strictement RIEN à voir avec cette histoire sordide. -Et l'astrologue ! Une heure, facturée 1500 francs. Sri Auranpoudachadbarlababatafong. qu'il s'était présenté, le mage. -Il bien fallait accorder les chakras de la pièce d'écoute avec vos signes telluriques, et restaurer l'énergie karmique. - KRAMIQUE ? Je ne reconnaissais plus mes albums de Yvette. -Yvette ? -Ne fais pas l'innocent, Roger, YVETTE HORNY ! -Horner ? Cela ne vaut pas Spinoza. Excellent footballeur. -Spinoza ? Footballeur ? Tu es FINI Roger, rends nous notre fric. -Spinoza n'est pas footballeur ? Pourtant avec un nom pareil … -Et la courbe ! Insista Alfonso. -Quelle courbe ? Répliqua Roger. -La courbe de réponse du système, remise lors de l'achat. Qu'on a encadrée. Tellement qu'on était fier. Mais Porfiria, notre brave bonne refusa de faire le ménage ensuite, La courbe lui faisait peur, ?uv'e du diab' qu'elle disait.
L'index de Roger se crispa sur la détente. Des années de vente de hifi l'avaient muni (Paul) d'un sang-froid de cobra. Il alliait la souplesse des suspensions de la Dauphine, au côté vicieux de l'hypothèque au Monopoly.
Il était prêt. Au premier geste d'Alfonso, il le transformerait en terrine pour chat stérilisé. Depuis qu'il avait quitté l'univers impitoyable de la vente de hifi, Roger circulait armé. Trop de rancoeurs et d'inimitiés accumulées. Outre le Remington, il glissait en permanence dans sa botte un poignard de lancé, équilibré comme une balance Roberval, ainsi qu'un bout de câble OFC d'environ 50 centimètres, spécialement fondu en Europe de l'Est.
Il était également un expert redouté en crabemarga, discipline ésotérique originaire de Bornéo. Un camionneur bulgare ivre de 120 kilos en avait récemment fait les frais. Roger, alors qu'il patientait pour acheter un litre de lait fermier au marché du mercredi, s'était fait grossièrement griller son tour par le conducteur indélicat.
Le Bogomile avait été retrouvé aux urgences, bafouillant des mots inarticulés, avec une oreille déchirée et pendante, qui lui donnait un faux air de peintre hollandais en goguette.
Fernando tendit à Roger un papier imprimé.
-Tu reconnais ceci, Roger ? -Non. -Regarde bien, Roger. C'est une facture. Voyons voir, Numéro 666. Un ensemble Chebalewaphase. On veut pas d'histoires, Roger. C'est rempli de petits enfants ici. Tu ne souhaite pas décimer des innocents par inadvertance ? Ton Remington a un angle de dispersion de 120 degrés, donc forcément tu vas pulvériser alentour, sans détailler. -Je n'ai rien à perdre, Fernando. Mon ancien métier m'a éloigné de la morale.
_________________ Comment est votre blanquette ?
|