«[...] les gens saiges et studieux ne se doibvent adonner à la musique triviale et vulgaire, mais à la celeste, divine, angelique, plus absconce et de plus loing apportée [...]»
— (Rabelais,
Le quart livre, 1552, p. 230, éd. Garnier)

A Pilou 72, qui m'a fait connaître ce groupe; voici son petit article...
http://www.thestrangeexperienceofmusic. ... 319-6.html En fouinant un peu, on trouve d’autres écrits ou messages le concernant, mais rien quant à son parcours et le “profil” des musiciens — seul
Fuzz, Acid and Flower révèle leurs noms:
Al Dana — chant, basse, sitar
Michael Lobel — guitare, enregistreur
Herbert Lovelle — batterie
Lenny Roberts — chant, guitare
Liz Seneff* — chant
* De son vrai nom Elizabeth Corrigan. C’est une chanteuse de folk. Elle a remplacé Judy Henske au sein des Whiskeyhill Singers, après la parution de leur unique album, en 1962, et leur dissolution la même année. Apparemment, elle a animé des shows pour la radio en 1963 — notamment
The Liz Seneff Show, sur la station WBAI — et réalisé au moins un 45 tours,
Now listen to Liz (date indéterminée) paru sur le label Gateway. On trouve d’autres renseignements épars sur elle en explorant Internet, et même la vidéo d’une apparition sur scène.
Maintenant, on sait qu’ils sont new-yorkais, et qu’ils n’ont enregistré qu’un album; du moins un seul album est-il paru, en 1968, sur le label Dot (DLP-25836):
Divided we stand — intitulé qui n’apparaît qu’au dos de la pochette. On sait encore (
Fuzz, Acid and Flower) qu’ils ont également réalisé trois singles, toujours sur Dot: le premier en 1967,
I don't know where you are /
Looking at the rose through world colored glasses (17036) ; les deux autres en 1968,
Hangin’ out /
Right track (17085),
Can’t Complain /
Love to love you (17142). Tous ces titres figurent sur l’album, excepté le dernier:
Love to love you.
Qui est sur la pochette?... Liz Seneff à gauche... et qui manque, puisqu’ils ne sont que quatre au total?... mystère!
Bon! Musicalement, comment est-il ce L.P.!?... «Collage de pop baroque/folk» dit Pilou 72, «a baroque folk pop gem that’s also eclectic and adventurous» dit un internaute. Précisons! De la pop, il a la brillance et la légèreté, du baroque l’amour de la fine orchestration. En fait, il oscille entre un côté “Broadway” et un côté “classique”: “Broadway” c’est la mélodie impeccable, le
swing sans secousse, “classique” ce sont des pièces courtes, chantées
a cappella, dans la pure tradition des chorales, et qui ponctuent toute l’œuvre; ce sont aussi des violons, parfaitement romantiques dans
Think of rain — une chanson de Margo Guryan — et dans
Rose garden — titre ô combien aérien et charmant!
Des comparaisons!?... Le commentaire de
Fuzz, Acid and Flower cite Peanut Butter Conspiracy (même polissage des mélodies, certes! mais Split Level est plus subtil, plus futé), un internaute The Collage — autre combo californien — présentant la même dilection pour les harmonies vocales (l’angélique
She’s just laughin’ at me) et les comédies musicales (le délicieux
Driftin’!). J’ajouterais Free Design — leur premier album
Kites Are Fun (encore une découverte que je dois à Pilou 72) —: même raffinement, même élégance, même goût de la mesure; et encore The Unspoken Word, dont j’ai fait l’éloge dans ces colonnes* (l’étrange
Anniversary of my mind, le délicat
Flock of birds). The Growing Concern itou, petite perle du label Mainstream, sextet avec deux chanteuses dont j’ai également parlé** (surtout pour l’élégiaque
Hard hard year — un titre des Hollies), ainsi que Sweetwater — dont (promis!) je chanterai les louanges —, bien que ce dernier soit plus musclé (percussions latines) et plus jazzy (l’ardent et sombre
What’s wrong, le paisible
Through an old story book)
*
viewtopic.php?f=8&t=1034**
viewtopic.php?f=8&t=2436 Un mot pour qualifier cet opus!?... La grâce! Ce ne pourrait être qu’une suite de chansons étincelantes, c’est un ensemble parfait, équilibré, subtil — jamais mièvre, jamais déroutant...
Fuzz, Acid and Flower, distingue trois titres —
You can’t go,
Equipment,
Looking at the rose through world colored glasses — résumant le reste comme «un peu fade». C’est bien expéditif et désobligeant. Fade!... Pour un fan d’Iron Maiden, oui! certainement pas pour un fol des Beatles ou des Zombies! Treize titres s’enchaînent merveilleusement: l’on passe de recoirdies souples, rythmées, chaleureuses à des cantilènes insolites, des ballades splendides, des chansons aux accents délicieusement surannés. Mais vous ne voudriez pas que moi, Carcamousse, d’Artagnan du verbe, Beau Brummell du synonyme, Xerxès 1er de l’adjectif, je me satisfasse de ce pauvre condensé! Décrivons, ventre-saint-gris! décrivons!
1/ Hangin’ out (in someone else) : Coloré, mouvant, vif, enjoué, puis doux, lénitif, paisible. La guitare, électrique, tricote avec célérité de petites notes porcelainées, tandis que les chœurs déploient leurs grandes ailes chimériques dans un ciel narcotique où règnent des violons plein d’aménité... «Searching why the woods are burning down / Hopin’ just for once you’d find her / Maybe of an other part of town / Hangin’ out on the edge of the crowd / Takin’ up space»
2/ Speculator: «Agnus Dei, qui tollis peccata mundi»... Le rêve est figé —
le soldat est au front; il espère la paix, mais il braque son fusil et tire... Une guitare égrène des notes pâles et monotones, les voix, à l’unisson, sont transies de tristesse...
Le spéculateur entoure le monde de ses bras, et use sa vie à nourrir la guerre... «Agnus Dei, qui tollis peccata mundi, dona nobis pacem» (
Agneau de Dieu, qui ôte les péchés du monde, donne nous la paix).
3/ Think of rain: «If you should think of leaving me / Think of rain / And think of yesterday again / Think of rain / Think of holding hands and running for cover / Laughing all the time / And stopping to kiss under the weeping willow tree»... Voix masculine, pure, inaltérée... lenteur, nostalgie... bénins arpèges de guitare, violons caressants, accorts et attristants, basse humble et rectiligne, et un clavecin dispersant ses notes piquantes, nacrées, distinguées. Il traîne dans cette ballade un parfum d’automne, une aura de regrets et d’amertume qu’est loin de posséder l’original de Margo Guryan, bien gentillet, bien atinté.
4/ Children are bored on Sunday: «Les enfants s’ennuient le dimanche / En knickerbockers ou en robe blanche / Le dimanche, les enfants s’ennuient». C’est, en partie, une merveilleuse chanson de Charles Trenet, datée de 1939... «Bore me, bore me, Sundays bore me / How I wish the week were here»... La guitare irrore ses accords, tranquilles et micacés, les musiciens, tels des acrobates, rebondissent sur la batoude de l’harmonie, doublent, triplent leurs voix sans cérémonie.
5/ You can’t go: «You can’t go, cause, don’t you know, I’m an hopless child... without you / You can’t go, cause, don’t you know, you really make me wild». Le tempo s’accélère, la batterie bagotte, la basse, agoyate, légifère, trois voix ingambes,
zippy, confèrent à l’unisson, une guitare-brabeute,
frizzy, écorce ses cordes avec application: un titre très rock, trahi par un piano stanneux, une flûte traversière-tracassière qui rappliquent, stochastiques, et se barrent sans crier gare.
6/ Hymn: Chant à l’unisson: cavatine-étincelle, regret des jours heureux, à quatre ans...
quand un air ressemblait à la lune traversant les airs... et quand ma voix réjouissait Dieu. Maintenant la lune s’est enfuie, ma chanson aussi... C’est fini, je ne m’élève plus vers le ciel. Pour voler, j’ai besoin d’être aimé.
7/ Right track: «I am on the right track, baby / It seems to be the way / So why should I care?»... La bonne voie... la confiance, l’espoir, l’optimisme... la bonne voie que montre la société... Pourquoi s’en faire?... «As long as I can play the game / I’ll still be there/ So why should I care?»... pourquoi s’en faire?... Un
riff qui roule et débaroule, involuté, étamé par des strums de guitare sèche, relâchés, itératifs, des clap-hands opiniâtres et sûrs qui segmentent la mesure, une trompette qui s’avance comme la proue d’un voilier, immisce un feulement léger, policé, et, par intermittence, barrit des sons étranges, mous et lassés.
8/ Rose garden: «I never promised you a rose garden / When other world was cold and dead / I never promised you the garden ore / From a unicorn’s head / I never promise you a rose garden / To blossom in the snow / I never promised you that I will stay / When I knew someday I go / So come and love me for a little while / And promise me a smile». Liz chante seule cette chanson sur l’amour éphémère, sur cet «oiseau rebelle que nul ne peut apprivoiser»*. Les paroles sont délicates, la musique leur achate: semis léger, assuré, d’un arpège de guitare, pas précautionneux de la basse trantolant comme un korat, menus coups de baguettes, nettes, numérotant l’allure.
*
Carmen Georges Bizet
9/ Equipment: Intro à la guitare sèche — des frottés fermes et capiteux, joliment “bab cool” — et, très vite, une grosse basse qui fourre son museau, ronflante et bouleuse... «I remember — c’est soit Al, soit Lenny qui chante — when my life was so easy before the days of rock ‘n’ roll / One guitar is all that I had to carry, that was very easy to control»... Menus tintements de clochettes, réguliers, aigus... La guitare électrique, la batterie s’installent, et, au refrain — «Now I require equipment / Millions dollars of pounds of equipment» — un couinant sitar enlumine l’ensemble de sa touche orientale, bien sise dans l’air du temps, et très malicieuse! On l’a compris, ce rondelet “charrie” quelque peu cet “equipment” qu’il faut charrier, comme — hélas ! — les soldats charrient leurs
impedimenta.
10/ Russ: «When we discuss a boy named Russ / We think of Russ as one of us». Petit interlude — encore
a cappella — “opérette” ou “comédie musicale”, et très énigmatique!
11/ I can’t complain: «I guess I knew all along you’d be very wrong to me / What could I do, I was at the end of my role / At the end of my role, hoplessly in hole / But I can’t complain, I was askin’ for it / I can’t complain»... Paroles tristounettes pour une mélodie alerte dotée d’une batterie chevaleresque, de chœurs michelangelesques, de
riffs et d’arpèges argentins, d’un orgue câlin et lutin.
12/ Looking at the rose through world colored glasses: «Dr. Hackle [?], Mr. Hyde / What wrong feat must be denied?»... Entrée à petits pas chassés de notes coscotées, semblables à celles d’un jeu électronique, escortées d’un tic-tac rythmique, rejointes par une basse élastique, puis tiquetées par un flux d’autres notes coscotées, plus rapides, plus empressées, menues, aiguës, trotteuses... Et la batterie débaroule, imprimant, modeste, la cadence: vive leste, primesautière... «Looking at the rose through world colored glasses / Doctor sees the thorns and wounds as he passes / He must hide his eyes and he knows his nose / Thus he can despise what we call a rose»... On le voit, le texte est assez bizarre, tout plein d’homéotéleutes, et la musique — mi-comptine, mi-japonaise — devance singulièrement les expérimentations modernistes d’un Peter Shelley, ou celles, tribales, des Slits, Raincoats, ou encore, contiguës, celles de Danielle Dax. C’est Lizz Seneff qui pilote cet aéronef: drôle de machine, cachée comme sainte Euphrosyne, et qu’il faut, héroïque, au milieu des hamadas discographiques, chercher, puis — comme en cet instant —, l’âme extasiée, savourer son atomaire vivacité, ses
Benday dots acidulés, et sa melette flûte, histrionne et prospère, au son carbonifère.
13/ Do not speak but sing: Ultime
a cappella: une minute vingt-neuf,
but full of good stuff, comblée de paroles farfelues et de vocalises hurluberlues: «So, if you must employ your
voi- oi- oi- oi- oi- oi- oi- oi-oice / I
prrrrray thee make a second choice».
Tout s’enchaîne sans hiatus, sans pauses entre les “plages”, parachevant l’élégance et l’harmonie qui font de cet album un de ces courus “trésors oubliés”, une œuvre de dilection que l’on peut écouter, ré-écouter sans se lasser.