De gauche à droite, en haut: Darius Davenport, Rick Turner; en bas: Tom Danaher, Skip Boone
«Inside the Auto Salvage on the inside looking in
On the inside looking deeper.
It’d make your head swim to think
of the the people that hold them» — “Auto Salvage”, Autosalvage
Les fondements d’un groupe dit “psychédélique” se trouvent être souvent des pilotis folk et jazz. C’est le cas pour Autosalvage. Rick Turner, le guitariste, qui a grandi à Boston, a été bercé par Leadbelly, les Weavers, Josh White, Burl Ives, mais aussi Andreas Segovia, Gabor Szabo, The Chico Hamilton Quintet: autant d’artistes qu’écoutait son père. Il est aujourd’hui l’un des luthiers les plus réputés aux Etats-Unis, et c’est à travers lui, plus exactement, à travers un interview avec Jonathan Peterson, paru sur le Guild of American Luthiers, en 1999, que je me propose de narrer l’histoire de cette “casse de bagnole”. Autre source: les notes de pochette, signées Ed Ward, de la réédition Acadia.
Au début des années 1960, Rick Turner vit l’ébullition d’une nouvelle culture et la résurgence du folk; le bon temps des lectures de poésie et des hootenannies dans les coffe-houses. Question musique, les noms en vogue sont alors le Kingston Trio, les Limelighters, les New Lost City Ramblers, Jim Kweskin, Tom Rush et — bien sûr! — Joan Baez. — «I remember going to a coffee house in Boston, the Golden Vanity, when I was still a high school senior, and seeing Joan Baez and the Reverend Gary Davis, and they were fantastic!».
En 1963, il joue au sein de Banana and the Bunch ce qu’il appelle alors du “bluegrass punk” — «old-timey music with a really bad attitude». Tous ses membres (Lowell Levinger, aka Banana, Michael Kane et Jerry Corbitt) feront partie des Youngbloods — «So I probably would have been a Youngblood if I hadn't zigged when they zagged». — Leurs héros sont alors les Holy Modal Rounders. — «They did the raunchiest most raucous versions of old tunes. I mean, the New Lost City Ramblers were great, but they're sort of like a very formal version of a moonshined-up old-timey band. Stampfel and Weber were totally over the top, and that really appealed to us. Their energy was incredible». (Ils faisaient des versions rauques et tapageuses de vieilles chansons. Je veux dire, les New Lost City Ramblers étaient fameux. Mais ils ressemblaient à une version formelle d’un «faux» vieil orchestre, tandis que Peter Stampfel et Steve Weber (mentors des Holy Modal Rounders) nous captivaient vraiment. Leur énergie était incroyable).
A l’été 1964, alors qu’il vient d’avoir 21 ans, un copain qui joue avec Ian and Sylvia, lui propose de le remplacer. — «Well jeez! For a folkie guitar player that was the gig. They were big! They were Canada. A hundred and a quarter a week and all making great music, and traveling all over the States and expenses on the road sounded good to me, so I did that for eight or nine months». — Trois mois plus tard, il fait la connaissance de Felix Pappalardi, engagé pour tenir la basse. Mais l’aventure s’achève lorsque Sylvia tombe enceinte et décide d’interrompre les tournées. Turner revient vers l’Est.
C’est à New-York, dans Bleecker Street, qu’il rencontre Tom Danaher, un ami de Cambridge, féru de folk et de bluegrass. Icelui et sa compagne viennent alors de découvrir une foule d’instruments dans une boutique en liquidation. Il lui annonce: «I’m putting a band together, you ought to check it out». Les autres musiciens sont le batteur Darius LaNoue Davenport (fils du champion de la musique médiévale) et Skip Boone, frère de Steve des Lovin’ Spoonful, qui, comme lui, joue de la basse et du piano. Turner, dès lors, va se convertir à l’électricité. — «It was a really weird experience because I was an acoustic musician who was used to playing nice Martins, and to suddenly start playing a Stratocaster or a Telecaster, these things seemed incredibly crude».
Les premières répétitions ont lieu en quelque endroit des sous-sols du célèbre Alberta Hotel — «We had boards over pools of water to get our instruments». Ensuite, ils partagent avec Lovin’ Spoonful un autre local en sous-sol sur la septième avenue. — A ce moment, ils doivent certainement s’être choisi un nom de guerre (nous sommes alors en 66, 67), mais il semble oublié; Rick Turner, lui-même ne se le rappelle pas. Ce dont il se souvient, par contre, c’est de leur «baptême» par Zappa, au Ballroom Farm, à New-York, un jour qu’ils assuraient la première partie des Mothers of Invention. — «He heard us and decided we should call ourselves Autosalvage, after our epic tune». Zappa veut aussi les produire, mais, très accaparé par d’autres projets, diffère son intention. Las de patienter, Autosalvage saisit une offre de RCA.
Je ne possède malheureusement aucune information quant aux circonstances du marché. Les musiciens se retrouvent au Studio B (probablement fin 67). Ils disposent de deux ingénieurs du son, un 8-track recorder — le nec le plus ultra en ces temps reculés — et toute latitude à leur créativité. — «Our producer, Bob Cullen, had no idea what we were up to; he’d produced a Youngbloods album or two, and realized the best thing to do was sit back and smile and let us do whatever we gonna do. The sessions were kind of fun and interesting». Comme les Beatles avant eux, ils chahutent les rôles et bousculent les règles, tirent quelques girandes inattendues (dont des bribes serviront de liaisons entre les morceaux) et se distinguent par leur diversité; ainsi LaNoue Davenport, père, est convié à jouer du cornet et de la saquebute (l’ancêtre du trombone).
L’album sort en mars 1968, orné d’une pochette que d’aucun trouve laide, mais que personnellement, je trouve assez coquette. Mais extirpons le vinyle et posons le pick-up sur son sillon...
Chœurs bucoliques et badins, coups de machette de la guitare, taquineries de la fuzz,
“Auto salvage”, mélodie désultoire, “arlequine” et dynamique, donne le ton de cette œuvre étonnante qui s’écoute comme une suite homogène. Par sa désinvolture et sa luxuriance, elle évoque les Byrds, Grateful Dead, Jefferson Airplane, mais aussi des titres comme “Daily Planet” (“Forever Changes») de Love ou “Life will pass you by” (“A Beacon From Mars”) de Kaleidoscope — Etrange, n’est-il pas!? Suivent:
“Burglar song”, un titre folâtre et facétieux, dont les incursions de violons, de hautbois et de saquebute sont un ravissement.
“Rampant generalities”, une frétillante pop-tune, soutenue par un moulinet psyché très relax, très “Revolver”, débusquant des horizons “byrdsiens”.
“Medley (Our life as we lived it/Good morning blues)”, une bourrasque plus rock, mais néanmoins acide et volubile, où la fuzz officie avec pugnacité. —
“Good morning blues” appartient à Leadbelly; c’est la seule reprise.
“Ancestral Wants”, un magnifique alliage de pop chamarré et de country pétillant, entre Beatles et Kaleidoscope. Les petites envolées de pipeau, sades guilleris, rehaussent son excentricité.
“ A hundred days”, une brève cantilène, festonnée de hautbois, de flûte et d’un écho bourdonnant de fuzz, qui sonne comme un inédit de “Their Satanic Majesties Request”.
“Land of their dreams”, une merveille, un élixir pop et léger déroulant des spires orientales. Le violon est à l’honneur, abondant de lyrisme, la guitare est “cisailleuse”, la batterie picore sauvagement le tempo.
“Parahighway”, une pimpante fantaisie, un drôle de polichinelle qui ondule gentiment. La guitare couine comme un sitar, le rythme est allègre et sautillant. — C’est le titre choisi pour l’unique single (face B: “Rampant generalities”).
“Medley (The great brain robbery/Glimpses of the next world’s world)”, dernier titre, un remède aux langueurs de la mélancolie. La sthénique frottée de cordes et l’air de marche écossaise de la première partie renouent le fil avec la fin de “Our life as we lived it”, la suite, plus psychédélique, cascade en flots versatiles et tumultueux; la fuzz, indéfectible, y éclabousse en gerbes revigorantes.
L’impact commercial!?... Si les monarques de RCA voient Autosalvage comme une réponse new-yorkaise à Jefferson Airplane, comme l’affirme Rick Turner, ils s’y prennent plutôt mal pour en convaincre l’opinion. En effet, ils ne promeuvent pas le groupe comme une entité, mais au sein d’un ensemble de combos débutants qu’ils nomment Groupequake; c’est ainsi, pour une unique représentation, que nos ménestrels apparaissent sur les planches du Fillmore East. L’album ne franchit pas la barre du top 100, et ce malgré des critiques favorables, notamment dans les colonnes du Crawdaddy. Autre reconnaissance: il est programmé dans quelques stations de radio marginales, surtout en Californie, où leur style est plus apprécié; ainsi l’animateur de KSAN FM, Abe 'Voco' Kesh, presse le groupe de venir à San Francisco, leur garantissant des engagements à l’Avalon ou au Fillmore. — «We were a San Francisco band that didn't know it. In San Francisco we would have done great, probably survived. Eventually some dissension among the band members developed over that: "Should we move? What are we doing here?" The Youngbloods had already moved to the West Coast and they were all telling me to move to San Francisco».
Finalement, ils ne vont pas à San Francisco. Ils restent à New-York, jouant où ils le peuvent; le plus souvent au Cafe au Go Go en première partie de Richard Pryor, quelques fois lors de fêtes ou de réceptions, et ce pas très souvent. — «In the year and a half we probably played only 30 gigs. We were not the Young Rascals, not doing pop or blues. Unless you were a neo Chicago blues band or a pop rock band, there wasn’t any work. We were just on the wrong coast».
Un jour, las de ce piétinement Rick Turner quitte le groupe et entreprend le voyage. Non pas pour tenter sa chance comme musicien, mais comme luthier, “electric luthier”. — «I knew people who were starting to build autoharps, acoustic guitars, and banjos back east, and there were a few others around the country that I'd heard of, but I didn't know of any young hippie craftsmen attempting to make electrics». Ceci ne l’empêche pas de jouer, par-ci par-là, en studio, accompagnant les Youngbloods, assumant aussi le rôle de sondier lors de leurs tournées. En 1969, il rencontre les membres du Grateful Dead et les ingénieurs du son qui les accompagnent — Owsley Stanley (connu aussi comme «chimiste») et Ron Wickersham — et bientôt travaille pour Alembic, la compagnie qui leur fournit — comme d’autres groupes de la Côte Ouest — équipements et instruments.
Que deviennent les autres musiciens?... Darius LaNoue Davenport et Skip Boone jouent avec Eric Kaz, Steve Soles et Artie Traum au sein de Bear sur un album nommé «Greetings, Children of Paradise», paru en 1968. Davenport accompagne également, la même année, Terence Boylan, producteur de «Greetings», pour sa première œuvre solo, «Alias Boona»; œuvre à laquelle contribuent Donald Fagen et Walter Becker. De Tom Danaher, je ne sais rien, sinon qu’il a obtenu un doctorat en psychologie.
