Ça va être beaucoup moins romantique. C'est la télé et l'école qui m'ont initié, en trois temps.
Premier temps, frisson. Comme Witchy, je baignais dans la musique radiodiffusée, la radio était allumée en permanence à la maison. Donc je chantonnais tout sans discrimination. Et puis, à la télé, un jour, on diffuse l'événement de l'époque : le clip de "Thriller" de Michael Jackson. Je n'avais pas encore dix ans, et comme pour tous mes potes du même âge, ça a été un traumatisme. On a tous acheté Thriller, et Off The Wall aussi, et les singles des Jacksons aussi, appris toutes les paroles, Michael était Dieu.
Deuxième temps, pétard. Ce qui a mis fin au trip Jackson, c'est la diffusion à la télé (aux Enfants du Rock ? je ne sais plus) du clip de "The Caterpillar" de Cure. Là, claque. C'était dansant mais un peu bizarre, les types avaient des coupes de cheveux hyper séduisantes, option farfelues, le chanteur avait pas l'air à l'aise, il était encore un peu ado et romantique. C'était parti pour plusieurs années d'obsession curiste, à base d'écoutes nocturnes torturées de Pornography, en me lamentant sur mon horrible condition d'adolescent solitaire, etc, vous voyez le tableau, le tout à l'aide du seul curiste de la cité, le Cake c'était son surnom, qui me passait les vinyles parce que je ne pouvais pas les acheter. Lui, c'était un vrai, il allait aux Halles, sortait avec des jolies poupées corbacs, etc. Moi je n'avais pas le droit d'aller à Paris tout seul, j'avais 11 ans. Et puis, je ne pouvais pas me crêper les cheveux, fallait du matos. J'avais trouvé un biais : je ne me les lavais plus. Au bout d'un moment, ils étaient tellement gras qu'en tirant dessus dans le bon sens, ça faisait un pétard quasiment présentable. Pour la panoplie, je pillais les chemises trop amples du grand-père. Les grosses baskets avec deux lacets par grolle, un blanc un noir, languette sortie apparente (voire plus de lacets, si bien qu'on a fini par m'appeler "languette", on ne voyait plus que ça, qui traînait par terre), et j'ai pu exercer mon indifférence au ridicule sans problème.
Troisième temps, connard. Ce qui m'a sorti de cette torpeur délicieuse batcave light, c'est un connard, au lycée. On avait un assistant anglais qui venait vaguement tenter de nous intéresser à deux trois trucs. Le premier jour, il nous demande ce qu'on aime comme musique. Deux trois élèves répondent, le hard-rock était très populaire au lycée, l'assistant, très Oxford de notre point de vue, cheveux courts coupés nets, dents un peu en avant, vous le voyez ? faisait la moue à chaque évocation d'Iron Maiden, etc. Vient mon tour : devant le tableau offert par un ado quasi obèse, qui aurait pu ouvrir une mercerie rien qu'avec la peau de sa gueule, et qui arborait fièrement une touffe dégueulasse, ce petit enfoiré (qui doit être mort ou trader, maintenant), ne m'a même pas demandé ce que j'écoutais. Je piaffais et cet imbécile m'a maté d'un air franchement dégoûté et m'a effacé d'un "Ah, you dirty. Hard-rock, you dirty." Bref, cette petite punaise se met en tête de nous faire écouter une chanson, paroles à l'appui. "Girlfriend In A Coma" des Smiths. Avec mon pote Zizboua (que j'avais aidé frauduleusement à être dans le groupe des "forts" en anglais aux tests, hahaha), ça nous a calmés. L'après-midi même, nous avons foncé au seul disquaire vaguement décent du coin, il fallait prendre le train, c'était à Arpajon. On demande au disquaire, qui n'en avait rien à foutre des Smiths, et là je craque mon budget pour Strangeways Here We Come au lieu de The Queen Is Dead parce que sur The Queen Is Dead, il n'y avait pas "Girlfriend In A Coma". Et ce disque a changé tout ce que j'avais écouté avant. J'étais parti pour remonter le temps à partir de la new-wave et de la pop anglaise 80s. Je n'ai jamais retrouvé un porte-parole dont je me sois senti aussi proche que le Morrissey de l'époque, qui m'a aidé à traverser une fin d'adolescence, euh, mettons pénible. Il me faut quand même remercier ce cafard d'assistant, appelons-le Nigel, pour ça.
Nigel, où que tu sois : j'aime plus les Smiths que toi, connard.
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