Courrier international, no. 894-895
En couverture, jeudi 20 décembre 2007, p. 46
Que reste-t-il de 68 ?
ÉTATS-UNIS
Sexe, drogues et rock'n'roll
Joel Selvin
San Francisco Chronicle (San Francisco)
L'été 1967, des centaines de milliers de jeunes Américains déferlent dans les rues de San Francisco pour y vivre d'amour, de paix et de LSD le temps du Summer of Love.
Au moment où le légendaire Summer of Love atteignit San Francisco, il y a quarante ans, la fête était déjà finie dans le quartier de Haight-Ashbury. Pourtant, le mythe de cet été 1967 ne s'est jamais éteint. Le hippie de San Francisco dansant dans le Golden Gate Park en agitant ses longs cheveux est devenu un véritable archétype de la culture américaine, au même titre que les cow-boys et les hors-la-loi qui écumaient le Far West. Plus important encore, l'essor de la contre-culture des années 1960 a eu un impact significatif sur notre culture actuelle.
"Quand on regarde les objectifs politiques des années 1960, on se rend compte qu'ils ont pratiquement tous échoué", souligne l'acteur Peter Coyote, qui, à la fin des années 1960, faisait partie des Diggers, une communauté hippie de Haight-Ashbury. "Nous n'avons pas mis fin au capitalisme, nous n'avons pas mis fin à l'impérialisme, nous n'avons pas fait disparaître le racisme. La seule chose dont nous ayons vu la fin, c'est la guerre [du Vietnam]. En revanche, sur le plan culturel, tous nos objectifs ont été atteints."
"C'était sexe, drogues et rock'n'roll, et on s'est bien marrés", se souvient le satiriste Paul Krassner. "Mais c'était bel et bien une révolution spirituelle qui était au coeur de la contre-culture."
Dans les dernières semaines de l'année scolaire 1967, alors que beaucoup des éléments les plus avant-gardistes de la communauté de Haight-Ashbury quittaient la ville pour aller poursuivre leurs expériences sociétales ailleurs, San Francisco se prépara avec une certaine appréhension à accueillir le déferlement de plus de 100 000 jeunes qui allaient transformer Haight-Ashbury en un véritable cirque psychédélique. "L'invasion des enfants-fleurs", titra le San Francisco Chronicle.
L'expression "Summer of Love" avait été utilisée à de multiples reprises au cours des mois précédents par les médias nationaux, qui prenaient un malin plaisir à se moquer de ces gosses bizarres qui erraient dans San Francisco, des gamins défoncés aux drogues de l'âge spatial qui se donnaient le nom de hippies.
La presse n'aurait pu faire une meilleure publicité au mouvement. De nombreux étudiants avaient lu les articles sur le Human Be-In qui s'était déroulé dans le Golden Gate Park en janvier 1967. Certains d'entre eux profitèrent des vacances de printemps pour venir voir ce qui se passait. Les autres n'attendirent même pas la fin des cours pour affluer.
L'époque était mûre pour le changement. Cela faisait deux ans seulement qu'avaient éclaté les émeutes du quartier de Watts à Los Angeles, trois ans et demi que John Fitzgerald Kennedy avait été assassiné, et un nombre croissant de soldats américains partaient combattre au Vietnam. Alors que la distance entre les jeunes Américains et leurs parents ne cessait de se creuser, au point que l'on parlerait plus tard d'un "fossé des générations", des jeunes gens de tout le pays se mirent à converger vers San Francisco.
"C'était un peu comme un agriculteur déchargeant un chargement d'oignons : une fois que les oignons se mettent à rouler, il n'y a plus moyen de les arrêter", se remémore Carolyn Garcia. A l'époque, tout le monde la connaissait sous le nom de Mountain Girl. Elle vivait au 710 Ashbury Street avec son petit ami (et futur mari), le guitariste Jerry Garcia, et les membres de son groupe, le Grateful Dead. "C'est l'impression que cela donnait, que les rues se remplissaient de gens, de légumes assoiffés de liberté !" ajoute-t-elle en rigolant.
L'épicentre du Summer of Love était un vieux quartier de San Francisco où s'élevaient de grandes maisons victoriennes divisées en chambres meublées destinées à l'origine à loger des ouvriers irlandais et où les étudiants pouvaient louer une chambre pour la modeste somme de 25 dollars par mois. L'université de San Francisco n'était qu'à un jet de pierre et, en ces jours d'innocence, au lendemain de la tournée des Beatles aux Etats-Unis, l'underground beatnik commença à abandonner les cafés et les boîtes de jazz du quartier de North Beach pour investir Haight-Ashbury.
"Nous veillerons à faire respecter l'ordre et les normes d'hygiène"
En septembre 1965, une petite communauté baptisée Family Dog organisa un concert inhabituel au Longshoremen's Hall, avec en vedette un groupe de rock baptisé les Charlatans, qui avait joué l'été précédent au Red Dog Saloon, une salle de bal restaurée datant de la ruée vers l'argent, à Virginia City, dans le Nevada. En première partie, un groupe au nom encore plus étrange, Jefferson Airplane, se produisait pour la première fois hors du night-club du quartier de la Marina qu'il avait inauguré un mois plus tôt. Le troisième groupe annoncé, le Great Society, était mené par un ancien mannequin de Palo Alto, Grace Slick [qui deviendra plus tard la chanteuse de Jefferson Airplane].
Plus d'un millier de personnes assistèrent au concert. Cheveux flottant sur leurs chemises, les fêtards étaient vêtus de vieilles fringues multicolores achetées dans des friperies. De même que beaucoup des musiciens sur scène, nombre d'entre eux étaient sous LSD. Quasiment tous ceux qui assistèrent à ce "Tribute to Dr Strange" [Hommage au Dr Etrange], comme avait été intitulé ce concert, semblent s'être fait la même réflexion ce soir-là : "Je ne pensais pas qu'on était si nombreux."
Le LSD était l'ingrédient secret. La drogue psychédélique était déjà très populaire dans les milieux underground de Haight-Ashbury lorsque le magazine Life consacra sa une, en avril 1966, à cette substance chimique capable d'altérer la conscience. Là encore, le produit n'aurait pu bénéficier d'une meilleure publicité. Le LSD fut interdit dès le mois d'octobre suivant, mais le génie s'était échappé de sa bouteille.
En janvier 1966, Bill Graham, l'ancien manager de la troupe de théâtre San Francisco Mime Troup, se mit à organiser des concerts hebdomadaires au Fillmore Auditorium et, quelques semaines plus tard, son ancien associé, Chet Helms, qui avait repris l'appellation Family Dog, proposait lui aussi, chaque semaine, des concerts à l'Avalon Ballroom. Des groupes de rock aux noms fantaisistes - Grateful Dead, Quicksilver Messenger Service, Big Brother and the Holding Company [le groupe de Janis Joplin], Country Joe and the Fish - éclosaient partout, inaugurant l'âge d'or du rock de San Francisco.
En janvier 1967, soit quinze mois après le concert de "Dr Strange" au Longshoremen's Hall, une foule estimée à 35 000 personnes envahit le terrain de polo du Golden Gate Park pour y tenir le premier "Human Be-In". Défini comme "un rassemblement de tribus", cet événement organisé par les habitants de Haight-Ashbury vit se produire plusieurs groupes de rock, des poètes beat comme Allen Ginsberg, Lawrence Ferlinghetti et Michael McClure, ainsi que l'évangéliste du LSD, Timothy Leary, qui exhorta chacun à "turn on, tune in and drop out" [Viens, branche-toi, décroche].
A la fin du printemps, une marée humaine venue de l'est des Etats-Unis déferla sur San Francisco. La compagnie de bus Gray Line commença à faire visiter Haight Street aux touristes, tandis que des hippies couraient à hauteur des cars, tendant des miroirs aux passagers. Graham estima que 3 millions de jeunes allaient affluer à San Francisco durant l'été et annonça qu'il allait ouvrir le Fillmore six soirs par semaine. "Nous veillerons à faire respecter la loi, l'ordre et les règlements sanitaires", déclara le chef de la police, Thomas Cahill. Même le principal journal de la ville entra dans la danse. Le San Francisco Chronicle demanda à son reporter George Gilbert d'enfiler un chandail à col roulé et l'envoya passer un mois dans les piaules de Haight-Ashbury en vue de publier à la une une série : "J'ai été hippie".
Au mois de juillet, le quartier de Haight-Ashbury était en pleine ébullition. "Les jeunes avaient littéralement envahi les rues", se souvient Peter Berg, des Diggers. "Des gosses arrivaient chaque jour des quatre coins du pays, habillés de vêtements aux couleurs de l'arc-en-ciel, avec des écharpes psychédéliques autour du cou." Un jour, alors qu'un petit groupe avait entrepris d'interrompre la circulation et de s'amuser à sauter sur les pare-chocs des voitures, la police réagit avec brutalité et, à l'issue d'une heure d'affrontements, quatre personnes furent gravement blessées et neuf autres arrêtées.
"Sans cela, nous serions encore plus dans le pétrin aujourd'hui"
Très vite, les drogues proposées dans la rue changèrent de nature. Une véritable épidémie d'amphétamines s'abattit sur le quartier. Les personnages pittoresques et insouciants qui peuplaient Haight-Ashbury encore un an auparavant avaient laissé la place à des gamins aux cheveux longs qui quémandaient la main tendue : "Une p'tite pièce, mec ?" Les problèmes d'hygiène et de santé se multiplièrent.
"L'époque la plus saine du Haight fut celle où le Haight n'était pas encore connu", explique le militant politique Michael Rossman, l'un des organisateurs du Free Speech Movement à l'université de Berkeley en 1964, précurseur des mouvements contestataires étudiants. "C'est un drôle de truc, poursuit-il. J'ai connu beaucoup de gens qui sont devenus célèbres et, en général, cela a toujours été une expérience très destructrice. Pourquoi je parle de ça ? Parce que quelque chose d'aussi destructeur s'abattit sur le Haight en raison de toute l'attention médiatique dont il fut l'objet." Le quartier a survécu à l'"été de l'amour", mais cet étrange petit coin de San Francisco a mis longtemps à s'en remettre. En octobre 1967, des habitants du quartier mirent en scène "La Mort du mouvement hippie" et organisèrent même un convoi funéraire qui descendit Haight Street. Le Grateful Dead prit officiellement acte de ce décès lorsque, en mars 1968, il décida d'aller s'installer dans le Marin County. Lorsque la page se tourna, Haight-Ashbury était devenu une destination touristique aussi commerciale que le Fisherman's Wharf.
Mais, en dépit du fait que les choses ont très vite mal tourné et que le véritable "été de l'amour" est loin de correspondre à la légende culturelle à laquelle il a donné naissance, beaucoup de ceux qui y ont participé estiment qu'il en est sorti de bonnes choses. "Si ces jeunes n'avaient pas décrété la possibilité d'une nouvelle culture, d'une nouvelle famille, d'une nouvelle tribu", constate le poète beat Michael McClure, "s'ils n'avaient pas proclamé leur foi dans la paix, la nature, la sexualité, l'usage positif des drogues psychédéliques - s'ils n'avaient pas été là pour élargir et approfondir la conscience des centaines de milliers, puis des millions de personnes dont l'esprit a été élargi et approfondi par ce mouvement -, nous serions encore plus dans le pétrin aujourd'hui."
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