Ouais, on l'a espéré pendant un temps et ça ne s'est jamais produit. Voilà le dernier épisode. Tout s'est passé sur les chapeaux de roue, un disque par an et bonsoir. C'était quand même vachement bien. "Pas fatigué" ? Ca sonne comme "même pas mal", non ?
Ouah ! Ouah ! Ouah !
C’est vrai que souvent devant un truc qui nous botte, on manque de vocabulaire. Moi qui suis bavard, je trouve toujours quelque chose à dire que je regrette après. Là, je sais en gros dire ça en rajoutant « putain » mais pas trop souvent car mon gamin qui a grandi cause et ne manque pas de répéter ce qu’il entend. Ce qui provoque cette hébétude qui me donne l’air d’un mérou qui se voit pousser des pattes, c’est la pochette de « Pas fatigué ». Quatre dobermans au bout de laisses rigides : pour « ni dieu », je sais pas, mais pour « ni maître », c’est sûr, ça marche ! Et ils te regardent avec l’air de vouloir te bouffer tout cru. D’aucuns objecteront qu’avec les pit-bulls on a vu nettement pire et c’est vrai. D’ailleurs, les clébards de la pochette, ils sont classe : ils ont des costards et des menottes en guise de gourmette ! Alors oui, c’est bestial et carnivore, mais avec élégance. Et en plus, ouah ! ouah ! (ça va bien avec les chiens et puis c’est tout !) le logo coupé au rasoir est revenu en rouge vif. Et le tout est en noir, blanc et rouge. Qui a dit qu’on avait besoin de plus de couleurs pour s’exprimer ? Picasso ? Où il est qu’on le morde !
Aussi bien dans le magasin où je l’achète que lorsque je laisse traîner la pochette chez moi sur le tapis (les seventies ne sont pas si loin et le niveau de la vie attendra encore un peu pour s’élever jusqu’à la table), je peux noter des mouvements de recul de la part de certains comme si cette pochette allait leur sauter dessus. Alors je me marre…
Mais pas trop. Parce que ce disque me plaît… et c’est là qu’une fois de plus mes mots sont un peu faibles alors je vais tenter une pauvre image : ce disque me mord. Et deux phrases de Kent me font carrément mal : « Demain c’est trop tard pour changer d’histoire » et « Tu t’arrêtes et t’engraisses ou tu fonces et tu passes ».
On connaît tous un peu ça, ce malentendu sur les rêves d’enfant et d’ado. Ca commence petit lorsque la règle tacite est : « Je te laisse raconter tes mensonges bien que je sache pertinemment qu’ils en sont pour que tu me laisses raconter les miens ». Le dialogue est alors, à huit ou dix ans :
- En vacances, mon père me laisse conduire la bagnole !
- Ben moi pas, mais j’ai une copine qui veut bien que je l’embrasse.
Ensuite, on se fait ce cinoche tout seul : « Je fume mais j’arrête quand je veux… Je fais ce boulot de merde pour vivre mais dans ma tête je suis un artiste, un aventurier… »
Jusqu’à ce que ce boulot de merde prenne toute la place et que l’artiste ou l’aventurier ne soit plus qu’un souvenir douloureux et honteux. Alors on pourrait dire qu’on est resté là en reniant nos rêves et que Kent, lui a foncé et est passé, et c’est ce qu’on constate : Starshooter est au sommet, ce disque est produit magistralement par un pro international pour une major compagnie et les musiciens sont enfin rétribués à la mesure de leur talent. Le public est présent aux concerts et on voit même le groupe à la télé !
Pourtant le constat de Kent est encore plus déprimant : Pour être au top, on laisse sur le bas-côté tant de choses et de gens que le bilan humain est nettement négatif : de la groupie « Papillon de nuit » qui ne vaut guère plus qu’une Fender, au pote garagiste victime d’un accident au « Mois de mai » en passant par la copine infidèle qu’on espionne, on ressent un gâchis de vies imputables au succès.
La trilogie « Star Wars » bat son plein et on nous invite à « ne pas sous-estimer le pouvoir du côté obscur » et Kent ne voit que le côté obscur, l’envers de la médaille (Papillon de nuit), le temps qui passe (Compter), la lassitude (Fatigué, La course), la solitude (Quitte cette place, Personne pour quelqu’un, Mois de mai) et la mort (Léo song).
C’est sans doute ça le talent : parler de sujets à se taper la tête contre les murs et en faire quelque chose d’excitant qui ne donne pas envie de passer à l’acte mais plutôt de s’en sortir. Comment ça marche ???? En tout cas, là, ça marche.
On peut pas dire qu’on n’avait pas été prévenus, le 45 tours sorti quelques temps auparavant annonçait la couleur : « Quel bel avenir » était une façon de décliner le « No Future » et « Méfie-toi des avions » une mise en garde transparente sur la consommation de produits à effets psychotropes très différents du lait fraise des débuts. Le rictus du guitariste dessiné sur la pochette exprimait douleur et rage et c’est pas parce qu’il avait noué correctement ses lacets qu’on était rassurés.
Pour en rajouter une grosse louche, la tournée s’appelle : « Tora ! Tora ! Tora ! » qui est le cri soi-disant poussé par les kamikazes au moment de l’impact fatal ! (Je dis « soi-disant, car j’ai la faiblesse de croire qu’à cet instant précis, la plupart devaient déjà être morts de trouille et incapables d’émettre un son quelconque…) Alors quoi ? Cette tournée est celle du sabordage ?
On va pourtant aller les voir, on a déjà nos beaux billets achetés le jour de l’ouverture des réservations. Ces tickets sont eux aussi décorés par Kent et c’est un mélange des pochettes de l’album et du single : un des chiens qui joue de la guitare, je vais pouvoir décorer ma cassette du disque avec.
En attendant, on l’écoute et on le réécoute, ce disque, et plein pot. Un boulot stable a, au milieu de ses multiples inconvénients, l’avantage qu’on a assez de ronds pour acheter (à crédit, faut pas pousser !) une chaîne stéréo de course et qu’on peut faire trembler les murs avec.
Ils n’ont pas remis les morceaux du 45t sur le 33, on est donc obligés de faire quatre manips pour tout écouter à la suite mais c’est pas grave. Qui a dit que la musique devait être pratique ? Demandez aux guitaristes débutants si c’est pratique une guitare ! C’est un gros objet lourd qui fait mal aux doigts, qui scie les avant-bras et on n’en sort des sons mélodieux qu’au bout de nombreuses heures de douleur… Et pourtant, quand ça marche, quel pied !
C’est Alfred de Musset qui a écrit : « Les chants désespérés sont les chants les plus beaux » et je suis sûr qu’il aurait inclus ce quatrième disque de notre groupe préféré dans sa liste. Les critiques sont quasi unanimes : c’est une réussite malgré la disparition de l’humour grinçant ; on peut pas toujours rigoler…
Dans les films de science-fiction, on voit souvent des mutants, des êtres choisis pour leur potentiel soumis à un traitement expérimental ou à des radiations qui les transforment. J’ai l’impression que c’est ce qui est arrivé à mon groupe favori. Avec la vie dans le rôle des radiations et Mick Glossop (le producteur artistique) dans le rôle du traitement expérimental. J’imagine ce type analyser le groupe et se dire : « Ils sont mûrs pour le traitement de choc, amenez-les-moi que je leur fasse sortir les tripes ! » Et les quatre mecs de radiner dare-dare conscients des risques importants mais consentants.
Le résultat est à la hauteur du sacrifice et le triptyque : « Blood, sweat and tears » étalé à longueur de chansons. Tout ça renforce nos liens avec eux. Comme avec des nouveaux amis qu’on a vus quelques fois et avec qui on a bien parlé mais sans entrer dans le vif. Ce disque est comme la soirée qui peut durer toute une nuit où on se raconte des choses intimes et plus dures. A la fin, on est épuisés mais heureux : on a de vrais amis.
Ceux de mes potes qui n’aiment que les premiers disques parce qu’après « ils sont tous récupérés et deviennent tous commerciaux » s’écrasent mollement, abasourdis et obligés d’admette le chef d’œuvre. De toute façon, je mets le niveau assez fort pour qu’on ne s’entende pas parler jusqu’à la fin de la face. Du coup, ils réécoutent les précédents et les trouvent pas mal du tout. Je m’efforce d’avoir le triomphe modeste et je leur fais des cassettes.
Le concert est au Palace, à Paris. La salle est pleine et le son très bon. C’est une des premières fois qu’on fait garder le gamin pour sortir et c’est con mais régulièrement, pendant le concert, je suis mal à l’aise et je pense à lui. On n’imagine pas que quelques années plus tard, on aura des téléphones portables.
Le set est beaucoup moins noir que l’album car il inclut pas mal de morceaux des trois premiers et on sent que sur scène, le groupe en général et Kent en particulier, est chez lui. Je remarque qu’il « joue » au sens acteur du terme, certains morceaux et selon ceux qui l’ont vu lors des tournées précédentes, c’est une nouveauté. Par exemple, il mime une course effrénée et s’essouffle naturellement pendant « La course », justement. Il me semble un peu plus enveloppé que sur les photos mais ma femme me fait remarquer que c’est sans doute sa coupe, presque la boule à zéro, qui fait cet effet. On sent aussi qu’il réprime (mal) son envie de gueuler sur le public quand il ne bouge pas assez à son goût. C’est un grand moment de rock quoi qu’il en soit. Les quatre mecs sur scène donnent tout ce qu’ils ont, ils sont complices. Kent et Jello démarrent « Betsy party » dos à dos en faisant semblant de s’apprendre l’un l’autre l’intro de guitare. « Congas et maracas » dure bien plus longtemps que sur le disque et Kent utilise même un petit clavier et des bongos au milieu de la chanson pour répondre à la batterie de Phil. La Fender Precision de Mickey est impeccable enrobée du flanger qu’on entend dans la version studio.
Bien qu’il y ait une petite baston entre les mecs qui arrachent les affiches à la sortie (les mecs ! Se battre pour des affiches !...) On ressort rassasiés et rassurés : ça continue de plus belle ! Ils sont devenus grands comme ils le voulaient, alors ils vont continuer…
La suite, vous la connaissez : un jour, on apprend que c’est fini. Contrairement au titre de l’album, ils se déclarent fatigués et se séparent sans s’engueuler. On est tristes mais pas trop surpris. On leur en veut un peu et puis le temps efface la rancœur pour laisser place à de la reconnaissance.
Vous nous avez accompagnés tout ce temps-là et c’est déjà pas mal. Il n’en reste pas moins que vous avez laissé un vide qui n’a pas été comblé depuis. Avis aux jeunes : il y a une place à prendre et elle est belle !
FIN