par Des Esseintes » 31 Déc 2017, 10:34
Je suis sincèrement désolé pour le retard avec lequel je réponds à cette requête, j’ai pas eu de weekend ces deux derniers mois donc j’ai pas pensé à me connecter…
En même temps ton truc Peekaboo ça ressemble bougrement à un bizutage en règle… Comme cela a déjà été dit dans ce thread, c’est déjà difficile de faire un top 50 pour 50 ans de rock alors un top 15 pour 1000 ans de musique couvrant des époques et des cultures aussi radicalement différentes c’est forcément très arbitraire… En plus personnellement je ne suis déjà pas capable de faire la liste des albums de rock les plus importants donc en musique classique c’est encore plus difficile.
Cette requête me fait d’autant plus rire que dans la mesure où du fait de mon histoire familiale et relationnelle je suis entouré de pas mal de musicologues, interprètes, critiques musicaux et autres connaisseurs avisés, c’est sans doute la toute toute toute première fois de ma vie qu’on se tourne vers moi pour un avis de “spécialiste” en la matière. Je n’ai évidemment aucune prétention à être un spécialiste donc je vais juste essayer de faire de mon mieux…
Il faut ajouter à cela le fait que non seulement la notion de musique classique est compliquée (peut-être serait-ce plus judicieux de parler de “musique savante” ? Ou de musique écrite ?… “classique” dans son acception restreinte faisant en fait réalité référence à période relativement courte, en gros la deuxième moitié du 18ème) mais celle d’œuvre l’est également puisqu’elle n’est pas dissociable de l’interprétation (en musique baroque il y a même des passages entièrement dédiés à l’improvisation) et que les compositeurs eux-mêmes ne composaient pas toujours dans l’optique de créer une “œuvre” (Bach par exemple composait de façon quotidienne comme un exercice sans nécessairement chercher l’originalité, l’individualité etc… toutes ces concepts qu’on rattache à la notion d’œuvre de façon rétrospective)
L’autre problème c’est de savoir si on fait des choix en fonction de l’importance historique/musicologique ou simplement si on tape dans des trucs qui semblent plus accessibles ou alors qui nous touchent plus d’un point de vue émotionnel… Je tente ici un entre-deux pas très confortable mais on va faire avec.
Forcément je vais oublier des trucs essentiels, regretter, etc… Si je dois répondre au pied levé sans y passer la journée à réfléchir et en catégorisant grossièrement par période, je te donnerais la liste suivante. Il y en a plus que 15 donc je te conseille d’en pioche un pour chacune des 15 catégories que j’ai subjectivement délimitées, selon ce qui te branche le plus.
1. Moyen-âge
Je ne suis pas très calé en musique médiévale donc les choix sont à prendre avec un grain de sel comme disent les anglophones.
Pour le plainchant (monophonie) et les débuts polyphonie, je ferais un choix pas très orthodoxe et que certains jugeront un peu “populo” mais dans la mesure où cette musique n’a pas d’annotations de rythmes, la liberté d’interprétation est très grande donc pourquoi pas un truc un peu plus glamour comme le recueil de chant médiéval pour l’ascension du 10ème siècle “1000 A Mass for the End of Time” par Anonymous 4. C’est le choix un peu plus “pop” pour le moyen-âge mais tout aussi légitime d’un point de vue musicologique.
Pour des choix plus institutionnels, Pérotin ou Léonin pour l’école de Notre Dame (organum), par exemple le Magnus Liber Organ, la Messe de Notre Dame de Guillaume de Machaut… Pour le chant grégorien plutôt que d’y aller par œuvre je prendrais une anthologie de chant grégorien d’Alfred Dealer et du Deller Consort (il y en a sans doute plusieurs il faudrait que vois laquelle est la meilleure…)
Il faudrait de la musique de troubadours mais je n’y connais rien donc je ne me lance pas là-dedans, peut-être quelqu’un aura des recommandations…
2. Renaissance
Les choix institutionnels du point de vue de l’importance seraient bien entendu Palestrina, Tallis, Byrd, Victoria…
D’où mon choix de deux disques fort didactiques puisqu’ils mélangent des œuvres de compositeurs aux approches assez différentes : les Heavenly Harmonies (par Stile Antico) qui alternent la rigueur de Thomas Tallis avec la chaleur de William Byrd (ma préférence va au second mais le contraste est éloquent) ou alors In Paradisum (par le Hillard Ensemble) avec l’Espagnol Victoria et l’Italien Palestrina.
Sinon le best of de la renaissance par les Tallis Scholars (oui je suis un fan absolu donc ils reviennent plusieurs fois ici, de même que le Hillard Ensemble) serait le choix “pratique”.
Sinon en plus “pop” (au sens où ce sont des chansons avec voix et instrumentation et en format court), tape dans Josquin Desprez, par exemple le recueil “Adieux mes amours, chansons" par l’Ensemble Clément Janequin.
Le choix plus émotionnel pour moi serait le Miserere d’Allegri interprété par les Tallis Scholars (franchement si t’as pas des frissons avec ça c’est que t’es mort)
ou pour la renaissance anglaise Crystal Teares de John Dowland, sublime
ou pour les débuts de la renaissance la Missa Et ecce terrae motus (messe dite du “tremblement de terre) d’Antoine Brumel, anomalie totale où une suite de canons aux notes ultra étirées forme des blocs sonores statiques, quasi-abstraits, hypnotiques, terrassants (il y a des versions avec ou sans saqueboutes, au choix)
ou alors si tu veux le “bad boy” de la renaissance, un prince italien richissime, assassin multiple, infanticide et masochiste (il en mourra), qui composait enfermé dans son chateau des œuvres d’une noirceur unique, bourrées de dissonances maladives telles qu’on n’en entendra plus jusqu’au 19ème, alors pioche Tenebrae de Carlo Gesualdo par le Hilliard Ensemble (c’est le début du XVIIème soit la toute fin de la renaissance, ce qu’on appelle le maniérisme - dans le style les madrigaux de Monteverdi sont plus “importants” mais j’aborde ça dans la catégorie suivante).
3. Baroque
Je fais une section baroque hors Bach et Händel (qui ont leur propre section). J’adore le baroque mais j’ai une approche un peu particulière de la chose donc je te donne ce que moi je préfère et dans certains cas ce ne sont pas forcément les choix les plus évidents mais dans la mesure où depuis qu’il y a eu un “revival” du baroque après les années 60/70 de nombreux compositeurs auxquels ont portait peu attention sont remontés à la surface, à mon avis ça se justifie puisque les échelles de valeurs ont été complètement bousculées.
Monteverdi - L’Orfeo pour les débuts de l’opéra ou les madrigaux (amoureux ou guerriers selon ton humeur), ça c’est du lourd, de l’important. Il faudrait que je fasse des recherches pour savoir quelles interprétations privilégier.
Le Stabat Mater de Pergolèse, compositeur génial mais mort à un âge de rock star (26 ans) et qui aurait sans doute fait la liaison avec la période classique s’il avait vécu. Musique religieuse curieusement enlevée, légère et ludique mais également profondément émouvante. J’écoute la version des Talents lyriques avec Andreas Scholl mais c’est un choix pas forcément plus valable que d’autres.
Domenico Scarlatti - les sonates (je les préfère au piano mais c’est un long débat…), d’une délicatesse bouleversante.
Les Concerti grossi de Francesco Geminiani opus 5 d’après Corelli par Andrew Manze & The Academy of Ancient Music, du baroque ludique et sensuel.
Un disque qui contient Membra Jesu Nostri de Dietrich Buxtehude et O Bone Jesu, fili Mariah de Heinrich Schütz par John Eliot Gardiner et The English Baroque Soloists : austère, sévère, le contrepied du choix précédent mais tout aussi magnifique.
Les Sonates du Rosaire de Heinrich Bieber (par Andrew Manze et Richard Egarr), œuvres mystiques, éthérées, perdues jusqu’à leur redécouverte en 1905, qui tracent un voyage allant de la souffrance à la transfiguration christiques, à écouter d’une traite.
The Indian Queen de Purcell (ou alors la musique pour la reine Anne), histoire d’avoir un masque anglais (la forme équivalente à l’opéra). C’est à la fois fun et important.
Le recueil de cantates baroques allemandes par Andreas Scholl et Julian Behr (intitulé simplement Kantate) si tu aimes la musique chantée plus intime.
Les Sonates pour trio de Jan Dismas Zelenka (par Hollinger) : il y a des passages qui pourront sembler un peu “pouet-pouet” à certains mais ces sonates sont d’une inventivité harmonique rare.
Pour la France et la musique galante, je dirais soit le recueil au piano d’Alexandre Tharaud d’œuvres de Rameau ou le recueil d’œuvres chantées par Sampson intitulé Règne Amour. (je choisis délibérément Rameau plutôt que Lully, Couperin, Campra… mais évidemment c’est ouvert à débat)
4. Baroque - Bach
Compliqué ! La Passion selon Saint Matthieu ou Saint Jean (plus dark), les concertos italiens, les concertos brandebourgeois, le clavier bien tempéré (sans doute l’œuvre la plus décisive d’un point de vue strictement harmonique et musicologique), l’Art de la fugue, les suites pour violoncelle, les sonatas et partitas pour violon, les variations Goldberg, les cantates (il y en a des tonnes, ma préférée, totalement arbitrairement, est la 199ème, au thème très gai “Mein Herz schwimmt in Blut”, “Mon cœur nage dans le sang”, mais je ne prétends pas les avoir toutes écoutées même si c’est mon but avant de mourir…) Franchement c’est impossible de choisir alors écoute tout ça !
Bien sûr Glenn Gould pour le piano et Nathan Milstein pour le violon s’imposent dans un premier temps, quitte à s’en détacher par la suite.
Mon choix émotionnel et personnel irait vers le recueil de cantates et arias par ma chanteuse préférée de tous les temps, Elly Ameling (recueil repris sur l’anthologie Icon qui comprend des œuvres d’autres compositeurs ) - son interprétation de "Zerfliesse mein Herze” de la Passion selon Saint Jean est une des choses les plus déchirantes qu’il m’ait été donné d’entendre,
ou les concertos italiens par le jeune et néanmoins merveilleux pianiste Alexandre Tharaud (ce qui me permet de caser Vivaldi, grand oublié de la catégorie précédente),
ou encore les concertos pour violon (par exemple par Akiko Suwanai) en particulier le deuxième dont l’adagio m’évoque toujours l’image du visage sculpté par les jeux de lumière de Liv Ullman dans Persona de Bergman. En fait tous les adagios de ces concertos sont bouleversants.
5. Baroque - Händel
Water Music, les sonates pour violon, mais également les airs d’opéras. Comme tu vas pas tout écouter, j’ai un conseil pratique mais peut-être pas très académique : le recueil “Deutsche Arien”, mariage “made in heaven” entre ma chanteuse baroque moderne préférée, Dorothea Röschmann (voix féminine au timbre d’une chaleur et d’une profondeur rares) et mon ensemble baroque moderne préféré, l’Akademie für Alter Musik de Berlin, qui alterne Händel et Telemann de façon à la fois logique, organique et magistrale.
Sinon deux compiles qui me tiennent particulièrement à cœur et qui contiennent pas mal de Händel mais couvrent d’autres compositeurs baroques : le “Grand Tour” de Andrew Manze ainsi que le recueil d’arias de Bach et Händel par Marilyn Horne (je sais c’est pas très moderne mais que voulez-vous, the old school is still the best school) avec l’énorme tube Scacciata Dal Suo Nido, extrait de l’opéra Rodelinda.
6. Classique - Mozart
Alors là, c’est vraiment compliqué… Si tu veux un opéra, Cost Fan Tutte, La Flute enchantée ou Don Juan, Les Noces de Figaro (mais bon les débats restent ouverts), les quatuors, les concertos pour piano (le numéro 20 étant le plus connu) et les sonates, rien à jeter, les symphonies 40 et 41 (Jupiter), les concertos pour flute et harpe, le requiem… En fait il faudrait une compile d’airs d’opéra mais ce genre de trucs je me les fais moi-même donc je ne sais pas ce qui est dispo sur le marché. Si je ne devais recommander qu’une seule chose, je recommanderais peut-être le cycle de concertos pour piano par Daniel Barenboim mais c’est un choix parmi plein d’autres possibilités…
Mon choix émotionnel, et aussi parce que j’aime tout ce qui dit merde à la bienséance, serait le quatuor 19 en do K465 dit “des dissonances” dont l’introduction (un exercice de style destiné à maximiser les effets de “frottement”) évoque du Beethoven tardif avant de revenir à un style plus propre à Mozart. Un petit miracle, une merveilleuse anomalie…
7. Classique - Haydn
Perso je prendrais les Sept dernières paroles du Christ en croix parce que c’est ce qui me colle vraiment des frissons mais La Création (par René Jacobs ou par Sir Neville Marriner par exemple), les symphonies londoniennes (par Jochum et le London Philharmonic), les Quatre saisons et les sonates pour piano sont des choix tout aussi légitimes.
8. Beethoven
Bon ben tape dans les sonates (à partir de la pathétique, elles sont toutes essentielles et même avant ça dépote bien), le cycle de quatuors, les symphonies (la 3, la 5 et la 9 en priorité mais au final elles sont toutes essentielles), le concerto pour violon en ré, enfin pour le développement de la virtuosité en piano, les variations Diabelli sont essentielles (par exemple par Friedrich Gulda)
Mon choix émotionnel se porterait sur le quatuor n°14 en do dièse mineur opus 131 (j’écoute la version du Quartette Italiano mais il y en a peut-être de meilleures), une œuvre tardive et sublime d’un bout à l’autre, structurellement le plus complexe des quatuors et pourtant chaque partie s’imbrique de façon miraculeuse.
Rendez vous très bientôt (je l’espère) pour la deuxième moitié (19ème et 20ème) avec les sections 9 à 15 qui sont pour moi encore plus un casse-tête !