Tout est peut-être aussi question de recul géographique et d’expérience personnelle pour apprécier sa langue maternelle. Il faut peut-être en avoir perdu l’usage un jour pour lui accorder une plus grande importance, la chérir. Car oui, on peut perdre sa langue…
J’avais déjà raconté ça il y a longtemps. Quand j’étais enfant, ma famille et moi vivions en Allemagne. Nous parlions français à la maison et mes parents ne maîtrisaient pas l’allemand. Je leur servais alors d’interprète quand ils devaient aller voir leur conseiller à la banque ou pour d’autres occasions. J’avais peut-être 14 ans quand nous avons été reçus par une dame qui nous disait qu’elle était française, que c’était sa langue maternelle, mais qu’elle n’en parlait plus le moindre mot et ne comprenait plus cette langue parce qu’elle était mariée à un Allemand depuis 20 ans et n’avait plus de contacts avec sa famille. J’en étais choquée… Comment est-il possible de perdre sa langue maternelle ?
Quelques années plus tard, à 18 ans, j’ai moi-même décidé de vivre dans un environnement 100% germanique, je n’avais que très peu de contacts avec ma famille, et il n’y avait pas le moindre Français dans la petite ville où je vivais. Au bout de quelques mois, à force de ne parler que l’allemand, j’en suis venue à, progressivement mais rapidement, me mettre instinctivement à penser et rêver dans cette langue. Pendant 4 ans, l ‘allemand était quasiment mon seul moteur linguistique.
Un jour, un homme d’origine française est venu dans cette petite ville. Sachant que je suis française également, il s’est mis à me parler dans notre langue commune. Vous ne pouvez pas imaginer ce que j’ai pu ressentir ce jour-là… Je comprenais certes ses mots, mais j’étais totalement incapable de lui répondre, rien ne sortait ! Cette langue, ma langue, m’était devenue étrangère.
Puis je suis allée vivre en France quand j’avais 23 ans. J’ai dû apprivoiser de nouveau le français car, au début, c’était comme si je formulais les phrases en allemand dans mon esprit, et les traduisais pour les dire. Dans un bureau de tabac, une vendeuse m’a dit une chose qui, pensait-elle peut-être, allait me flatter : « Vous vous débrouillez plutôt pas mal pour une Allemande ! »
À force de vivre en France, j’en suis venue à perdre rapidement mon accent allemand, à récupérer tout ce que j’avais perdu en route pendant ces années. Mais je sais ce que c’est que de perdre son français, raison sans doute pour laquelle il m’est devenu si précieux et qu’il m’est difficile de le savoir aussi malmené. En danger. Oui. Même si on n’en a pas forcément bien conscience. Que les langues se métissent, c’est une bonne chose, c’est ainsi qu’elles ont évolué au fil du temps. Mais qu’on laisse l’anglais dominer de plus en plus, pas seulement en France, mais partout dans le monde, me laisse craindre qu’un jour, il en sera fini des métissages, des richesses linguistiques, le monde entier ne parlera que l’anglais.




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